Genesis
Il avait emmené avec lui une bouteille de porto, « au cas où on aurait besoin d’un petit remontant » , et déclina mon offre de manger un morceau avant de se mettre au boulot, sous prétexte qu’il avait déjà acheté quelque chose en cours de route. Maintenant qu’il était là, je sentais un subtil changement dans l’atmosphère ; j’étais subitement comme soulagée, et au vu de son air, ce devait aussi être le cas. Je craignais au fond de moi qu’une fois toute l’histoire terminée, je redevienne l’Anna Delay de tous les jours, que les autres mages que j’avais rencontrés ce dernier mois ne s’en aillent de ma vie. Mais Philippe était là. Ou alors, c’était juste parce qu’il avait besoin de moi pour retrouver Janus. J’en doutais. Je ne voulais pas y croire. Et la sensation d’abandon revint, en même temps qu’une bouffée de colère envers Hugo. Pourquoi ne m’avait-il pas attendue ? Lui, il aurait certainement pu me donner quelques conseils, pour qu’on évite de ramener Janus en petits morceaux, si tant est qu’on pût le ramener. Je ravalai mon coup de gueule de justesse ; inutile d’inquiéter Philippe pour rien.
Je lui dis de s’installer avec moi dans mon bureau, mon petit Sanctuaire personnel, pour ne pas qu’on se fasse trop remarquer d’une part, mais aussi parce que je me doutais bien qu’on allait avoir besoin de quelques Routines plus ou moins magyques pour effectuer notre chasse au Janus. Philippe ne cessait de se tortiller sur sa chaise, impatient, mais je voulais d’abord remettre la main sur Audrinn, pour voir s’il allait bien et si les deux Avatars arpentaient toujours ensemble la Toile Numérique. Je pris mon Trinité – et passai les trois quart d’heures suivants à m’acharner sur lui pour effectuer un débuggage maison ; depuis que le cyborg d’Ezechiel m’y avait balancé ce foutu virus, mon portable me semblait avoir quand même légèrement souffert, et les routines et programmes se mettaient en place avec une lenteur qui m’exaspérait. Pour ce qui allait suivre, la moindre seconde de retard pouvait être fatale, et je ne tenais pas à me retrouver au finish avec de la purée d’Avatar sur les bras. Bien sûr, Philippe ne comprenait pas pourquoi nous ne commencions pas tout de suite notre recherche. J’oubliais. Je lui expliquai en quelques mots ce que j’étais en train de faire, tout en achevant la vérification de mes fichiers. Le virus ne paraissait pas avoir provoqué d’autres problèmes, mais j’avais toujours cette impression que mon Trinité ne marchait pas tout à fait aussi rapidement qu’avant. C’était clair, il faudrait que je fasse une revérification approfondie par la suite.
Toujours sous le regard curieux de Philippe, qui depuis un bon bout de temps me regardait taper sur mon clavier, j’effectuai une rapide routine pour accéder au Net et joindre Audrinn. Comme je m’y attendais, il n’était pas dans mon site, ce qui ne me rassurait pas : il devait encore avoir les Chiens d’Enfer aux fesses, même après trois jours. Je lançai alors le programme qui me permettait d’appeler Audrinn à travers le Réseau – un appel rapide, passant pour quasi-silencieux au regard des araignées du Web. La trace de mon Avatar était assez ténue, et j’eus un peu de mal à la retrouver et à la remonter. D’après ce que je pus constater, Audrinn se baladait plus ou moins aux alentours des No Man’s Lands ; comme je le fis remarquer à l’adresse de Philippe, qui me demandait ce que j’étais en train de trafiquer maintenant, on avait tout intérêt à faire gaffe ; c’aurait été vraiment bête de déclencher l’alarme et faire repérer mon Avatar, si effectivement les Chiens le coursaient toujours. Au vu de la faible trace qu’il avait laissée, je me doutais bien qu’il était dans cette situation.
« Bon, alors, tu m’as toujours pas dit comment on va sortir Janus de là ! » dit Philippe en se tournant vers moi. « J’espère au moins que t’as une idée…
– Plus ou moins », répondis-je avec un léger soupir, les yeux rivés sur mon écran et sur le paysage gris qui s’étendait derrière lui – le paysage de la Toile. Philippe me regarda d’un air pas très rassuré, et je me hâtai de reprendre : « Je te rappelle que c’est la première fois que j’essaie de sortir un Avatar de la Toile ! Mais t’inquiètes pas, à nous deux, on y arrivera !
– T’es sûre ?
– Certaine ! »
C’était un honteux mensonge, je ne savais pas du tout comment j’allais m’y prendre – Hugo, espèce de crétin, pourquoi t’étais pas là ! Mais inutile de passer pour une incapable aux yeux de Philippe, et de l’angoisser inutilement. Et bizarrement, au cours des secondes qui suivirent, je me rendis compte que je croyais vraiment à ce que je venais de dire. J’étais comme galvanisée ; ce travail sur mon Trinité, je m’en apercevais mieux maintenant, c’était comme si je reprenais goût à la vie. Tout cela m’avait tellement manqué, à Doissetep. Tellement manqué.
Tandis que je me rapprochais de l’endroit où devait se trouver Audrinn, je sentis comme une présence générale, dans la Toile, une présence qui parut prendre également conscience de ma présence. Si elle venait à remonter jusqu’à mon site, ce pourrait être dangereux ; mais je n’avais pas peur, au contraire, et c’est bien plutôt une bouffée d’excitation qui monta soudainement en moi. Contre des Archimages Hermétistes et des Maraudeurs surpuissants, je ne pouvais pas faire grand’chose ; alors que là, j’étais véritablement dans mon élément. Le jeu allait pouvoir commencer.
Je lançai mes routines, et un programme que j’avais récemment mis au point sous le nom de Doppelganger et qui créerait un clone de moi-même, clone que je m’empresserais de balancer ensuite dans la Toile pour semer l’individu qui m’observait. C’était en fait la première fois que j’avais l’occasion d’essayer ce programme, ce qui ne l’empêcha pas de fonctionner sans aucun problème. Un fin sourire monta à mes lèvres : après quelques longues secondes, l’étrange présence – sans doute le Chien de Garde – se mit à la poursuite de la routine. Pris au piège. Le temps qu’il s’en aperçoive, je serais déjà dans l’endroit qu’il semblait surveiller.
« C’est un leurre que tu viens de faire ? » demanda Philippe, qui avait tout de même l’air de s’y entendre en matière d’informatique.
– Exact ! » annonçai-je, le sourire toujours aux lèvres. « Et on dirait bien que Monsieur s’est fait avoir… »
Je parvins à l’endroit que gardait « Monsieur » : un site temporaire, une bulle de données, tout juste à quelques « mètres-données » du No Man’s Land. J’avais bien entendu pris soin de passer derrière moi ma balayette virtuelle, afin d’effacer les traces d’Audrinn – comme ça, le chien ne les retrouverait pas en revenant sur ses pas. Restaient les miennes, d’accord ; mais ça, à moins de me déconnecter, c’était pas évident à faire, et je n’avais pas trop le temps de fignoler non plus. Mon site entra en contact avec la bulle de données, et je lançai l’un des petits codes que j’avais mis au point avec Audrinn, une sorte de sésame ; si c’était bien mon Avatar qui se trouvait là-dedans, il le reconnaîtrait, et me laisserait entrer.
Bingo. Quelques secondes à peine s’écoulèrent avant que les chiffres et les lettres mêlés composant le mur de données ne s’effacent en un endroit. C’était bien Audrinn.
QUI EST LA ? demanda-t-il, et les mots s’affichèrent sur mon écran.
C’est moi, répondis-je simplement, pour ne rien dévoiler à de potentielles oreilles indiscrètes. Et je rajoutai ce petit signe: :o)
Audrinn comprit.
ALORS, COMMENT CA VA CHEZ TOI ? CA FAISAIT LONGTEMPS…
Je sais. Je commençais à m’inquiéter. C’est pour ça que je suis là.
COOL ! TU NE M’AS PAS OUBLIE, C’EST DEJA CA ! fit Audrinn en réponse. Ca n’avait pas dû être marrant pour lui, de se morfondre là-dedans pendant trois jours. Mais je le connaissais suffisamment pour savoir que c’était du sarcasme, et pas un reproche.
Tu sais bien que je ne t’aurais pas laissé tomber. Je tiens à toi, au cas où tu ne le saurais pas ! On a quelques minutes de calme devant nous, j’ai balancé mon double. Mais dis-moi un truc, c’est quoi exactement qui te collait au train ?
LE CHIEN DE GARDE ? UN PROGRAMME DE DESTRUCTION, ET TOUT A FAIT PARTICULIER ! T’AURAIS PU ME PREVENIR QUE C’ETAIT UN ENDROIT CHAUD OU TU M’ENVOYAIS !
T’envoyer, t’es gentil ! C’est toi qui m’as demandé si tu pouvais faire quelque chose pour moi !
OUI. BON. ENFIN, C’EST CLAIR, SI JE REVIENS TRAINER DU COTE DES FICHIERS DE LA WARDEN, JE ME FERAI FICHER A COUP SUR. SANS MAUVAIS JEU DE MOTS. MEFIE-TOI, CE NE SONT PAS DES PETITS JOUEURS…
« Et Janus ? » souffla Philippe à côté de moi. « Demande-lui si Janus est encore avec lui…
– T’inquiète, j’y venais. On parie que oui ? »
Au fait, Audrinn, j’ai Philippe à côté de moi… Tu devines la suite ?
LA SUITE ? TU PARLES QUE JE LA DEVINE ! CA FAIT TRENTE-SIX HEURES QUE SON JANUS ME TAPE SUR LES NERFS, OUI ! ALORS CE SERAIT SYMPA SI VOUS POUVIEZ LE SORTIR DE LA ! D’AILLEURS… – OUI, JE SAIS, TU VEUX CAUSER A PHILIPPE, ARRETE DE TREPIGNER COMME CA ! – ECOUTE, ANNA, J’AI LE JANUS EN QUESTION QUI VEUT PARLER A TON COPAIN…
Ca tombe bien, je crois que lui aussi…
Je passai le Trinité à Philippe, qui s’empressa d’entamer avec avidité la conversation avec son Avatar. Audrinn restait à côté – et ses petites remarques aussi, comme je pus m’en rendre compte.
PHILIPPE ? ? ?
Cet unique mot s’afficha sur l’écran , de manière un peu hésitante. Et Philippe de répondre dans la seconde qui suivait, bien évidemment. Moi, j’étais derrière lui, et je ne perdais pas une miette de ce qu’ils se racontaient. On ne se refait pas, comme on dit.
JE SUIS CONTENT QUE TU SOIS LA ! reprit Janus. PARCE QUE JE VEUX PAS DIRE, MAIS LE NEUNEU A COTE DE MOI, JE COMPRENDS RIEN A CE QU’IL RACONTE !
(NEUNEU ? intervint Audrinn dans le coin de l’écran. QUI C’EST, LE NEUNEU ? ET QUI C’EST QUI A CONSTRUIT CETTE BASE DE DONNEES, BATARD ?)
Euh, Janus, à ta place je parlerais pas trop, parce qu’Audrinn, c’est un peu l’Avatar d’Anna, si tu vois ce que je veux dire…
QUOI ? CE MACHIN-LA, C’EST SON AVATAR ?
(OH, TU POURRAIS ETRE POLI, JANUS ! « MACHIN », ET PUIS QUOI ENCORE ! )
Et ainsi de suite. Ces deux-là, c’était vraiment pas facile…
De la conversation à quatre que nous eûmes ensuite pas Trinité interposé, il apparut que Janus ne savait pas comment il était entré dans la Toile, après son passage par le Miroir des Mondes. Audrinn l’avait trouvé dans l’Hexagone, alors qu’il se baladait dans la chat-zone de Neuilly, non loin de la colonne de données de Versailles. Ca, ça ne m’arrangeait pas : le faire sortir alors qu’on ne savait même pas comment il était entré, bonjour la cata ! Philippe me demanda si je voyais un moyen de procéder ; je réfléchis deux secondes, et je lui exposai ce qui selon moi pourrait constituer une solution.
« Pour l’instant, je vois trois moyens », répondis-je. J’étais vautrée sur ma chaise, à faire tourner un crayon sur mes doigts – ce que je fais toujours quand je réfléchis – et nos deux Avatars restaient en attente tandis que Philippe s’agitait de plus en plus. L’atmosphère était à la nervosité. « Trois moyens », repris-je. « Le premier, le plus facile à mon goût, c’est de le faire passer par une colonne de données…
– Eh ben, c’est une bonne nouvelle, déjà !
– Ouais, mais la mauvaise nouvelle, c’est que la colonne la plus proche est à Nancy, et qu’il faut être sur place, physiquement, pour y entrer. La deuxième solution, c’est de passer par une chat-zone, mais il faut s’y connecter aussi, et c’est une méthode un peu plus compliquée…
– Et le troisième moyen ?
– … Matérialiser directement Janus à travers mon trinité. C’est encore un peu plus dur, ça demandera sans aucun doute un peu de magye, mais au moins c’est faisable directement à partir de l’endroit de la Toile où il se trouve actuellement. De toutes façons, avant de choisir une des solutions, il faut d’abord que je sache de quoi est fait Janus à la base. Si je le sors sous forme de tas de données, il va se dissiper dans l’air, et c’est pas ce qu’on cherche !
– De quoi est fait Janus ? » s’étonna Philippe en ouvrant de grands yeux. « Mais j’en sais rien, moi, de quoi il est fait ! Janus, c’est… c’est comme une extension de moi-même, c’est… c’est Janus, quoi ! »
En bref, on n’était pas sortis de l’auberge. Mais Philippe n’est pas un crétin, et il entreprit immédiatement de réfléchir avec moi au problème, chacun de nous cogitant à sa manière et selon ses conceptions d’un point de vue magyque. Je me disais qu’en confrontant nos deux points de vue, on arriverait sans doute à quelque chose, et Philippe pensait sans doute comme moi. En définitive, pour Philippe, on pouvait considérer Janus comme une création de l’esprit, voire d’énergie (cérébrale ?), axée plus ou moins sur la longueur d’ondes mentale de Philippe. Moi, je voyais plutôt les choses sous cet angle : pour sortir Janus de la Toile depuis un point extérieur – parce qu’on n’avait pas trop le temps de nous rendre à Nancy non plus, le Chien pouvait revenir d’un moment à l’autre – il me fallait son schéma bioélectrique… ou alors, je n’avais plus qu’à extrapoler. Si Janus était solide pour Philippe, mais pas pour les autres, c’était peut-être que son schéma était constitué à la fois de matière et d’énergie – en résumé, de différentes parties s’imbriquant de manière assez compliquée. Mais sa « solidification » sur la Terre-miroir posait alors problème.