La Complainte de Faust
Chapitre 1 : Kopasek
Les DNA de ce 4 novembre 1997 titraient en page faits divers : « Disparition inquiétante d’un honorable professeur de l’Université », tout en laissant ouverte la piste d’un crime crapuleux ou d’un scandale de mœurs (il faut bien vivre), et cette nouvelle traumatisait la communauté magyque de Strasbourg : Simon Kopašek avait bel et bien disparu, sans laisser le moindre indice. Les Technocrates furent aussitôt pointés du doigt par les Traditions et considérés comme responsable de sa disparition. Une question restait posée, cependant : quel était le mobile de cet enlèvement ?
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Mr. Carter Maxcellin travaillait en ce moment à Londres. L’homme, âgé d’une trentaine d’années ou un peu moins, présentait plutôt bien : les yeux gris acier, à la lueur déterminée et souvent ironique, l’allure sportive, les cheveux blonds. Ce détective privé se doublait d’un assassin occasionnel quand le personnage qu’on le chargeait de surveiller était jugé trop dangereux ou indigne de vivre. Ce métier, il l’avait choisi pour l’adrénaline, qui fonctionnait comme une véritable drogue pour l’Extasié qu’il était. Il avait été suffisamment doué jusqu’à présent pour survivre et trouver cette existence assez plaisante. D’ailleurs, ses cheveux, coupés courts d’un côté et dépassant largement dans le dos de l’autre laissaient supposer une personnalité assez originale. Les obligations du métier l’avaient amené à se créer plusieurs identités. Mais parmi elles, il avait un faible pour Les Nessmann.
Si l’on devait se fier à ses passeports, il était américain, anglais, australien, italien, allemand, français, n’en jetez plus. Pour palier à certaines lacunes dans quelques-unes de ses langues natales, il savait qu’un peu de persuasion restait à notre époque la meilleure des méthodes linguistiques. L’Extasié était assez fier de son cosmopolitisme, et assez riche aussi, pour louer de manière permanente des pied-à-terre dans les villes qu’il jugeait stratégiques. Un appartement dans les derniers étages d’un immeuble de la place des Halles était à son nom, même s’il ne s’y rendait qu’assez peu ces dernières années et qu’il avait reçu de son propriétaire des offres avantageuses de cessation de bail.
Carter avait aussi fondé à Boston un cabinet qui avait acquis une certaine renommée. Il déléguait la paperasse à une secrétaire à mi-temps, Rhiannon, jeune femme à l’allure assez peu conventionnelle, et qui plus est Verbena très active. La personnalité originale des Extasiés en font des êtres très séduisants, et Rhiannon avait ainsi succombé au charme de Carter de manière prévisible. Elle avait la touche d’exubérance et de caractère qu’il fallait pour envoûter cet homme, avec sa taille svelte, ses longs cheveux châtains et ses vêtements colorés. Le couple était charmant quoiqu’un peu voyant dans la rue.
Le 4 novembre, dans la matinée, Carter reçut un message sur son répondeur : Simon Kopašek y parlait d’une voix nerveuse et formulait une demande urgente d’aide. Il connaissait Maxcellin depuis 1984, époque à laquelle le privé l’avait aidé à acquérir une nouvelle identité, après son départ précipité (d’aucuns diront sa trahison) de la convention technocratique d’Itération X, et ceux-ci étaient finalement devenus amis. Dans son message, l’Adepte du Virtuel demandait un coup de main pour un nouvel exil. Marcellin fit la moue : dangereux, de s’occuper deux fois de la même personne, surtout un ami… Son interlocuteur lui donnait un rendez vous à la Gare Centrale de Strasbourg pour le 6 novembre à 20 h. Toutes affaires cessantes, il débarqua à l’aéroport Charles de Gaulle le soir même, loua une voiture de location, dormit quelques heures dans un hôtel, et arriva dans la vieille capitale de l’Europe le 5 novembre au matin.
Aussitôt arrivé, Carter gara sa voiture sur le parking de la rue René Descartes, parmi les tilleuls à la triste mine, et les voitures en plus ou moins bon état des étudiants. Il décida de se rendre directement au node dont son ami avait la responsabilité, en traversant pour cela la moitié de la fac Maths Informatique. L’immeuble de la faculté était assez peu engageant, gris de gris, et finalement, il ne rencontra que peu d’êtres vivants sur son chemin tandis qu’il longeait les dédales de couloirs peints de manière uniforme, et qu’il effleurait du regard les panneaux surchargés de petites annonces. Il arriva dans le couloir où les bureaux des professeurs étaient concentrés, lisant étiquette par étiquette les noms et qualités des occupants des lieux, ainsi que leurs heures de permanence. Il lut enfin avec un sourire nostalgique Simon Kopasek, maître de conférences, domaine de recherches : logique matricielle. Reçoit sur RDV. La plaque était des plus sobres mais aussi une des seules qui ne fût pas écornée ou tagguée.
S’étant assuré qu’il n’y avait personne dans le couloir, le détective crocheta rapidement la serrure du bureau et se glissa dans la pièce. Les volets étaient ouverts et les rideaux en mousseline blanche voletèrent au mouvement de la porte. Un visage se tourna vers lui, les sourcils froncés et visiblement mécontent. Un jeune étudiant était en train de ranger une pile de dossiers dans le bureau. Celui-ci, tressaillit et interrogea l’intrus d’une voix menaçante : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Qui vous a donné la clé du bureau ? », tout en faisant mine de s’emparer du téléphone posé sur le bureau d’un noir luisant. Carter, prit un air étonné qui décontenança son interlocuteur.
« – Mais vous n’êtes pas Simon ! dit-il de sa voix la plus innocente.
– Bien sûr que non, répliqua le jeune homme, je suis son assistant, Christophe Schmidt. Vous devriez savoir que le professeur a disparu depuis trois jours. Vous n’êtes pas un étudiant et cela se voit. » Ses yeux perçants détaillaient Carter derrière ses lunettes cerclées et il semblait que le jeune homme était entraîné à se rendre compte très rapidement à qui il avait à faire.
« -Vous ne me reconnaissez pas ?
– Pourquoi le devrais-je ? » s’exclama le jeune bibliothécaire, exaspéré par l’aplomb de l’inconnu.
Carter prit le temps de s’asseoir sur une des chaises mises à la disposition des visiteurs, voyant qu’il ne risquait pas de se faire expulser manu militari de l’endroit. Les Nessman ou Carter Maxcellin ? Le bibliothécaire s’était assis dans le fauteuil de son maître et tapotait des ongles sur le bureau. Il avait ravagé sa belle coiffure au gel de son autre main et attendait, avec impatience, une réponse qui le satisfît.
“Je m’appelle Carter, je suis un ami londonien du professeur Kopasek. »
Les sourcils de son interlocuteur se détendirent :
« – Attendez, oui, ça me dit quelque chose…Je me rappelle que mon mentor a mentionné votre nom une ou deux fois… » Un large sourire illumina la figure du jeune homme. « J’ai la Sensation que vous nous serez très utile ! »
Carter s’esclaffa. Finalement, le contact s’était mieux passé que prévu et le jeune homme semblait assez sympathique. Christophe ne devait pas atteindre le mètre soixante-dix, il était un peu enrobé, les cheveux brun auburn coupés courts. Le privé se présenta rapidement comme membre du Culte de l’Extase et s’empressa de le rassurer en parlant du message sur son répondeur : Kopašek était probablement encore en vie et avait besoin d’aide, mais il ne mentionna pas le rendez-vous, par simple précaution. Pendant qu’ils parlaient, l’Adepte du Virtuel reçut un appel sur son portable. Il provenait de la Lune Chantante, les « employeurs » de Kopašek. Carter demanda à leur parler également, malgré sa méfiance pour cette Tradition. Les Hermétistes leur confirmèrent que la situation n’avait pas changé depuis le 3 novembre, au soir, où le Veilleur n’avait pas envoyé son rapport à leur Maison comme prévu.
Christophe proposa au nouvel arrivant de le présenter à tous les disciples du Veilleur. Mais aucun des autres membres du covenant de l’Esplanade ne se trouvaient pas à proximité. En sortant sur le parking, ils rencontrèrent seulement Duncan Idaho, un grand jeune homme brun à l’air morose, même pour un Euthanatos, et qui rentrait chez lui pour déjeuner, les mains dans les poches, le sac en bandoulière, après avoir potassé ses manuels d’ethnologie à la bibliothèque de lettres située en face de la fac Maths-Info. Quelques minutes plus tard, prévenu par Schmidt, arrivait Marcus Levine, élève Erasmus fraîchement débarqué des USA (Adepte du Virtuel lui aussi), déboulant de la cafétéria avec un énorme sandwich jambon-beurre-cornichon-ketchup-mayonnaise. Un « nerd » en goguette, pensa Carter. Marcus leur apprit que l’appartement de Simon avait été totalement mis à sac : pour preuve, il leur montra un article des DNA du jour, qu’il venait d’emprunter à la cafétéria. L’article accréditait la thèse d’un règlement de compte personnel. Le privé haussa les épaules. Carter et Schmidt décidèrent de se rendre à l’appartement pour se faire une idée des dégâts, tandis que Marcus rentrait chez lui, accompagné de Duncan.
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A leur arrivée, vers 14 h, rue Prechter, devant l’immeuble où habitait Kopašek, ils croisèrent sans la reconnaître une jeune femme qui entrait dans sa voiture. Elle venait de sortir de l’immeuble en question. Simple passante, pensèrent-ils. Au deuxième étage, l’appartement de Kopasek s’identifiait facilement à la serrure forcée puis réparée et la pose de scellés devant celle-ci. Entrant discrètement et prenant soin de ne pas éveiller l’attention des voisins, les disciples de Kopašek firent l’état des lieux : surtout du vandalisme, rien de précieux n’avait été volé, mais les œuvres d’art contemporain avaient été réduites en miettes et la belle cuisine équipée était HS, sérieusement attaquée à la hache. Carter s’intéressa surtout au bureau. La passion immodérée de Kopasek pour l’utilisation de post-it de toute taille et de tout format l’avait toujours intrigué. Il constata que les « vandales » les avait consciencieusement déchiquetés, comme pour porter atteinte à sa personnalité. Ils découvrirent ensemble que son ordinateur, apparemment intact, avait été réinitialisé : qui avait fait cela ? Kopašek lui-même ou les éventuels «kidnappeurs » ?
A leur sortie, Marcus Levine leur téléphona de son portable : il venait de trouver un indice qui pourrait les aider à localiser son mentor. Il allait révéler sa nouvelle trouvaille quand sa phrase se suspendit. Après quelques secondes, la communication s’interrompit dans un crissement de pneus et un choc sourd… A coup sûr, Marcus avait vu arriver la « chose » qui venait de le percuter.
A l’autre bout du fil, Christophe Schmidt et Carter, alarmés par ce qu’ils venaient d’entendre lancèrent immédiatement une routine de collocalisation informatique sur le Trinity de Marcus. Ils se rendirent compte que le portable bougeait alors que Marcus avait toutes les chances d’être immobile. Poursuivant fébrilement la routine par une Triangulation, Carter utilisa un rituel de Clairvoyance : son regard glissa aux coordonnées où le portable avait commencé à bouger et vit Marcus, les membres désarticulés, gisant au sol dans une flaque de sang. Un homme se penchait sur lui, et commençait à lui administrer un massage cardiaque ; un attroupement se formait autour d’eux. Il renonça à poursuivre devant la figure blême de Christophe qui serra les dents par devers lui. Il voyait à présent une ambulance arriver en trombe…
Les deux Mages se précipitèrent à l’hôpital de Hautepierre après avoir récupéré Duncan Idaho. Marcus était déjà en salle d’opération. Carter et Christophe appelèrent sa famille, et tombèrent sur le majordome, qui prévint le secrétaire qui prévint le père. Après avoir tué le temps dans les couloirs, à feuilleter des revues inintéressantes, ils reçurent l’autorisation de venir au chevet de l’Américain quelques instants. Celui-ci leur raconta brièvement ce dont il se souvenait : il s’était fait renverser intentionnellement par une voiture des agents de la Technocratie qui l’avaient repéré près de la place des Halles. Ils lui avaient volé son Trinity et s’étaient enfuis. Marcus était épuisé. Les compagnons se retirèrent de sa chambre en lui promettant de revenir le lendemain.
Sale temps pour les Adeptes du Virtuel !