La Complainte de Faust

 

Je n’avais pas d’autre choix que de la faire venir après ce qu’elle m’avait dit au téléphone. Qu’elle se sente débordée, je suis bien d’accord, je lui laissais faire tout le sale boulot, les démarches téléphoniques, les photocopies et même le ménage dans mon bureau, (ce qui m’évitait de payer un éventuel espion pour vider mes poubelles.) Parfois, pour qu’elle se sente importante, je l’envoyais faire la causette aux mémés lors des enquêtes de voisinages, et ma foi, elle ne se débrouillait pas trop mal. Et puis c’était quand même gênant de laisser le bureau inoccupé pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines. C’était une « jeune », elle débutait. Ses parents habitaient à l’autre bout des Etats-Unis sur la côte ouest, d’où son look tape-à-l’œil. Nous n’habitions pas ensemble à l’époque. Certains diront vulgairement que je me tapais ma secrétaire, ce qui est vrai dans les faits, mais c’était aussi une romance, et une vie sans ce genre de complications ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce qui explique pourquoi j’avais cédé à ses larmes et que je lui avais proposé de me rejoindre à Strasbourg.

 

Je me retrouvais donc ici à expliquer aux disciples de Kopasek, que je devais les planter là pour aller chercher ma petite amie à l’aéroport. Ils insistèrent pour m’accompagner, essentiellement afin de se changer les idées après l’accident du nerd, et j’ai accepté de bonne grâce. Après quelques courses, nous empruntâmes une autoroute, puis la rocade menant à un parking très étiré.

L’aéroport était minuscule. Les murs du rez-de-chaussée étaient recouverts de plaques de cuivre et Christophe, qui n’y était jamais venu m’avait dit que ça lui faisait penser à un décor kitch d’Eurovision (c’est quoi « Eurovision ? »). Il était à peu près 18 h. Quelques voyageurs entraient pour enregistrer leurs bagages, d’autres attendaient tranquillement l’arrivée de leur vol. Nous avions été frappés immédiatement par l’omniprésence des Technocrates : l’endroit en grouillait littéralement ! Il y avait des hommes isolés postés au bar, sur une terrasse surplombant le hall d’enregistrement, au niveau des douanes et dans les halls d’arrivée. Au début, j’ai pensé que cela pouvait être en rapport avec l’arrivée de Rhiannon. Le métier de détective vous apprend avant toute chose à être humble et à admettre qu’il est facile de se faire repérer.

Je renvoyai donc Christophe, muni des clés de la voiture vers le parking et je restai avec Duncan dans le hall d’arrivée, pour plus de discrétion. Duncan identifia rapidement quatre Technocrates très baraqués qui ne dégageaient aucune aura : c’étaient des Mark 6 ! La première chose que je me suis dit à ce moment-là, c’est que le métier de détective poussait souvent à être parano, car ce n’était certainement pas pour ma jolie secrétaire qu’un tel déploiement de forces avait été mobilisé. Les Mark 6 devaient certainement avoir pour mission d’empêcher Kopašek de quitter Strasbourg par voie aérienne. Ce qui signifiait aussi à ce moment que les Technocrates n’avaient pas encore le Veilleur entre leurs mains. Nous aurions pu donc encore à ce moment-là le retrouver et le sauver.

 

Après un retour précipité à la voiture, que Christophe avait éloignée de l’entrée de l’aéroport, nous nous concertâmes pour trouver un plan afin de tirer Rhiannon de la souricière dans laquelle elle allait tomber. Nous décidâmes de créer une panique lors de l’arrivée des passagers de son vol en espérant qu’elle pourrait de son côté s’enfuir. Duncan maîtrisait l’anglais, si j’étais empêché par les Technocrates, il pouvait se lancer à la rencontre de Rhiannon.

Ce dernier retourna à l’entrée pour surveiller la zone arrivée, tout en maintenant une routine de contact télépathique avec moi. Christophe, quant à lui, rentra par l’intermédiaire du Trinity sur le serveur de l’aéroport pour savoir quand l’avion serait en approche et lancer à ce moment une routine destinée à court-circuiter tous les éléments électroniques de la zone excepté ceux de la tour de contrôle et cela pendant 30 secondes.

Je rejoignis Duncan peu après, et dissipai la ligne télépathique… Un quart d’heure après, l’avion atterrit, et les voyageurs commencèrent à affluer : mon cœur battait à tout rompre, et je la reconnus, marchant au milieu du groupe, jeune femme à la démarche fluide, aux cheveux longs et aux vêtements orangés. Comme je le craignais, elle se fit rapidement aborder par des membres du Nouvel Ordre Mondial sous couvert de contrôle douanier. Je reconnus sa voix bredouillant des dénégations polies en français. Fébrilement, j’ordonnai le déclenchement du plan.

 

Un bruit sec. Des cris de surprise. Affolement et agitation générale dans la pénombre. Je tentai de m’orienter tant bien que mal pour rejoindre Rhiannon. Toujours coincée par un Mark, elle n’eut pas d’autre solution que d’utiliser sa sphère de forces : elle électrocuta le Mark en plein hall et le paradoxe ainsi créé provoqua une décharge statique. Celle-ci se transmit aussitôt aux luminaires par la rampe. Des gerbes d’étincelles fusèrent dans le hall, et augmentèrent l’hystérie des voyageurs affolés. Le feu d’artifice ralentit le Mark et me permit juste de voir la silhouette de ma bien-aimée s’échapper dans la coursive.

Tandis que Duncan, en avance sur moi, la rejoignait, je me retournai et je constatai que seuls quelques MIB pouvaient encore inquiéter Rhiannon, les Mark étaient complètement invisibles, noyés dans la masse des dormeurs paniqués. Je les ai arrêtés par un coup de bluff. J’ai tout simplement projeté une fausse carte Interpol sur mon passeport. J’ai accompli un de mes fantasmes, en criant : « Ceci est une opération de police ! Ne bougez plus ! » Et ça a marché !! Le MIB, stupéfait, s’est exécuté et m’a tendu ses papiers que je lui avais aussitôt demandés. « Aah, ai-je poursuivi sur un ton très professionnel, je suis désolé, il y a eu erreur sur la personne ! » Tout en me confondant en excuses et en lui tapant sur l’épaule avec onctuosité, je lui ai rendu ses papiers, mais j’ai bien pris le soin de subtiliser un badge. Après coup, nous avons constaté qu’il s’agissait d’un badge d’accès sécurisé pour une corporation appelée SEBEC, au nom de Randall Flint.

Je suis sorti d’un pas assuré, comme si j’avais accompli ma mission et sauvé le monde (ou tout du moins ma petite amie). Les voyageurs, quant à eux, se remettaient peu à peu de leur frayeur. Miraculeusement, les Technocrates ne m’ont pas poursuivi.

 

Sur le parking, Christophe m’attendait. « Alors ? ». Me défaisant de mon air assuré de super-policier, je lui répondis que pour l’instant, tout reposait sur les épaules de Duncan. Christophe remit en route la voiture et démarra lentement vers la sortie. Je scrutais les mouvements sur le parking. Quel soulagement d’apercevoir enfin la silhouette familière de ma sorcière émerger, suivie de celle de Duncan ! Sautant de la voiture, je lui tendis les bras et elle s’y serra, m’inondant de son parfum. Christophe et Duncan eurent des sourires en coin mais aussi la délicatesse de nous laisser la banquette arrière. Christophe qui trouvait la voiture très agréable à conduire déposa en douceur tout le monde place des Halles, où l’on se sépara pour la nuit. Nous nous donnâmes rendez-vous le lendemain à 9 h 30 au node avec le projet de visiter Marcus Levine en fin de matinée.

 

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Malgré ses avertissements, j’étais venue, en sachant que je devrais côtoyer des Adeptes du Virtuel, des presque Technocrates, quoi ! La discussion avait roulé une bonne partie de la nuit sur les événements qui s’étaient produits à Strasbourg et je découvrais une ville qui me semblait beaucoup plus en proie au nouvel Ordre Mondial et aux Progéniteurs que je ne le pensais. Dire qu’aux USA, une ville de cette taille est assez propice au développement d’une société Wicca ! J’ai eu beau feuilleter l’annuaire, aucune trace de Verbena dans la ville sous quelque couverture que ce soit, excepté une herboristerie rue des Juifs… Heureusement, la veille au soir, juste après le départ des deux étudiants français, Carter avait sorti du coffre de sa voiture un immense bouquet de fleurs champêtres et me l’avait tendu. Quel ange ! Il voulait vraiment me mettre à l’aise. Après être arrivés à l’appartement, nous avions juste pris le soin d’enlever les housses de deux fauteuils, ainsi que celle de la table, et de remettre en marche le courant et l’eau.

Le lendemain, je me réveillai péniblement. Carter dormait encore à côté de moi. Quelques heures plus tard, après avoir acheté un plan de la ville dans une librairie toute proche, je découvrais le fameux node dont Carter m’avait parlé la veille. Le cône lumineux suintait de quintessence dans une atmosphère sereine. Je me sentais mieux, après l’atmosphère assez oppressante de la fac d’informatique. Quel endroit écœurant ! Autour de croissants et de café, les hommes fîmes le point. Christophe et Duncan proposèrent de demander conseil à la Confrérie de la Lune Chantante un peu plus tard dans la journée. Carter invita Christophe à fouiller les archives en ligne des DNA sur son Trinity, notamment au sujet de la fameuse SEBEC. Je n’avais jamais vu de Trinity avant et j’écarquillais les yeux. Incompréhensible ! Au bout de quelques minutes de recherche, des éléments de réponse s’affichèrent : il s’agissait d’une entreprise internationale originaire des USA, leader montant dans le secteur de la cybernétique, en particulier dans le rayon des micro-processeurs et des périphériques. Ces imbéciles de Français s’étaient aussi laissés corrompre par la Technocratie, à ce que je voyais ! L’entreprise avait implanté il y a trois mois un laboratoire de recherche pas très loin du Palais des Congrès, rachetant pour cela un immeuble appartenant à une société en faillite. Celui-ci avait été agrandi d’une dizaine d’étages et les sous-sols avaient été réaménagés.

L’article le plus intéressant montrait le responsable régional de l’entreprise, un certain Guido Sardenia, qui serrait la main au maire local lors de l’inauguration de l’immeuble, sur fond de foule enthousiaste et de petits fours. On apprenait de plus que la SEBEC était cotée en bourse et qu’elle développait un processeur adapté aux ordinateurs quantiques. De ces informations, nous pouvions déduire facilement que cette société était la façade d’Itération X dans la région. Carter hocha de la tête. Il savait – et me l’avait dit – que Kopašek était un transfuge de cette convention technocratique. Le lien avec sa disparition était évident. Itération X était donc à sa poursuite et l’empêchait de s’évader en surveillant les points importants de communication, comme l’aéroport !

Après ces découvertes, nous nous rendîmes à l’hôpital par le centre-ville. A l’accueil, une secrétaire nous informa que le père de Marcus avait pris l’initiative d’engager des gardes du corps qui se tenaient en permanence devant sa porte. Ce qui était bien, puisque cet homme, riche industriel, a businesses collector, avait grassement payé l’administration pour cette entorse au règlement de l’établissement, mais ce qui n’était pas top pour les malades, que cette présence inhabituelle perturbait. Nous arrivâmes, et nous nous prêtâmes de bonne grâce aux vérifications de papiers que les gardes du corps nous infligèrent. Après quelques instants de gêne, Marcus se laissa aller aux effusions… Le pauvre avait deux fractures et il était couvert de pansements. Tout le monde s’installa qui sur des chaises, qui sur le coin du lit. Il se rendit compte que la population américaine avait grandi depuis la veille et nous discutâmes quelques instants.

 

Notre accidenté expliqua qu’il s’était mis la veille à la recherche de Kopašek et qu’il s’était rendu à son appartement avant Carter et Christophe. Or, il était arrivé au moment où des « casseurs » s’y trouvaient, vers 10h du matin. Il avait voulu les pister en utilisant une routine de traçage après leur départ et les avait suivis en bus. Mais Marcus avait visiblement été repéré : alors qu’il était dans le quartier de Hautepierre, sortant d’un arrêt de bus, il avait été renversé par une voiture noire. Un des passagers en était descendu et lui avait asséné un coup de pied en pleine tête. Il se rappela aussi avoir senti qu’on lui arrachait son Trinity des mains. Je lui demandais s’il se souvenait de la tête de son agresseur. « Tu parles, bien sûr que oui ! Le type qui m’a fauché mon Trinity ! » Je sortis de ma besace un carnet et un critérium. Marcus semblait réjoui de pouvoir jouer au témoin. Le travail fut grandement facilité par la fait que nous nous exprimions en anglais. Nous obtînmes ainsi un portrait-robot de ce type : 1.85 m, blond, les cheveux coupés en brosse, nez aquilin, traits grossiers, peau mate, une cicatrice sous l’œil gauche allant jusque sur la pommette. Carter se dit qu’après tout, il devrait peut-être m’augmenter à notre retour… Je suis assez fière de lui avoir montré mes ressources !

Nous quittâmes l’hôpital vers midi. Duncan ne put s’empêcher de se moquer du modeste plateau repas contrastant avec les monstrueux sandwichs qu’il avait l’habitude de se taper, selon ses dires. Quelle chance pour lui de découvrir la cuisine diététique ! Dans la voiture, Christophe Schmidt compulsa une nouvelle fois la base de données qu’il s’était créée sur la SEBEC. En regardant attentivement la fameuse photo de l’inauguration de ses locaux, il poussa soudain un cri : mon dessin concordait avec la photo : l’agresseur de Marcus se trouvait en arrière plan, faisant visiblement office d’agent de sécurité de la SEBEC …

L’atmosphère se tendit : comme je l’avais prédit, les Technocrates étaient en position de force ici ! Itération X pourrait bien avoir des projets beaucoup plus inquiétants que prévus pour les Traditions. Carter se dit qu’après tout, on ne risquait pas grand chose à aller inspecter les abords du repère de l’ennemi. Nous prîmes l’A 350 pour nous rendre rapidement vers la place de Bordeaux.