La Complainte de Faust
Carter avait inséré une cassette de son groupe favori Suicidal Tendencies dans l’autoradio et roulait d’un bon train sur la voie du milieu. Les conversations étaient à peu près éteintes à l’arrière et Rhiannon contemplait le panorama de la ville qu’elle découvrait pour la première fois. L’Extasié jeta un coup d’œil dans le rétroviseur avant de doubler un camion et retourna sur la voie de droite où il ralentit un peu l’allure. Il jeta un nouveau coup d’œil derrière lui. Il coupa le chanteur en plein refrain en éteignant l’autoradio. Rhiannon tourna sa tête vers lui d’un air interrogateur vers lui. Il soupira : « Nous sommes suivis par un motard. »
La réaction fut instantanée : tout le monde se retourna pour le regarder. Le motard fit un signe de la main. Duncan, partit d’un rire nerveux. « Autant savoir s’il est de la SEBEC ou pas ». Il sortit une petite barre en bois à la tranche incrustée de nacre qu’il déplia pour former une planche. Il y jeta ensuite des osselets qu’il gardait dans sa bourse de cuir.
« – Apparemment, c’est un allié, ce serait même un Hermétiste selon les osselets.
– Alors, on le laisse nous suivre ? demanda Rhiannon.
– De toute façon, maintenant, nous n’avons plus trop le choix… » ajouta Carter en actionnant son clignotant vers la sortie d’autoroute, imité peu après par le motard.
Ils se garèrent sur la place du palais des Congrès, et décidèrent de descendre de la voiture. Le motard se gara posément et retira son casque. L’homme qui s’approchait maintenant d’eux était visiblement sans arme, vêtu d’un costume de cuir noir, orné de flammes aux coudes et aux chevilles. il avait une coupe en brosse. Malgré ses lunettes fumées, ils distinguèrent tout d’abord des traits asiatiques. Le motard esquissa un sourire forcé et s’inclina légèrement.
« Hisao Yamasaka, Akashite, chasseur de démons. » se présenta-t-il brièvement. Christophe se retourna et lança un regard à Duncan. « La Lune Chantante estime que vous avez besoin de mon aide. » Duncan lui rendit son regard. « Je vois que vous êtes prêts à vous attirer de sérieux ennuis en vous approchant aussi près de l’immeuble qui nous préoccupe tous. Il semble pourtant que l’arrivée de mademoiselle Rhiannon hier soir vous ait déjà donné un aperçu de la force de notre ennemi.» Le mécontentement se peignit sur tous les visages : être espionnés comme de vulgaires gamins alors que la Lune Chantante n’avait pas levé pas le petit doigt pour son Veilleur ! Hisao leur proposa de déjeuner ensemble. Ils s’exécutèrent et préparèrent leur repli dans un restaurant en bordure de l’Orangerie, faisant le point sur leurs informations respectives. Une escouade de Mark 5 ne tarda pas à apparaître autour de l’immeuble de la SEBEC, comme pour confirmer les craintes de l’Akashite.
Au Francesca de l’Orangerie, entre une escalope milanaise et des lasagnes au saumon, un débat fit rage entre Hisao et un Carter, bien remonté par le Lambrusco : que faire ? Retourner à la SEBEC et infiltrer les lieux avec la carte volée à l’aéroport ou bien retourner à la Lune Chantante ? Ayant vidé d’un trait son verre d’eau, Hisao décida de clore le débat : « De toute façon, si nous entrions dans la SEBEC maintenant, il nous serait impossible d’être ce soir au rendez-vous avec Kopašek… ». Un silence glacial se fit à table et les regards des disciples du Veilleur se tournèrent vers un Carter gêné et terminant avec hâte son assiette. Hisao, les bras croisés, l’air méprisant, le sourire en coin, lorgnait du côté du serveur et lui demanda l’addition. Carter, ayant reposé calmement ses couverts rétorqua qu’il y avait très peu de chances pour que l’Adepte du Virtuel soit au rendez-vous, mais qu’il espérait trouver là-bas des indices.
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Christophe Schmidt bâilla. « Encore un quart d’heure d’attente », pensa-t-il. Il s’appuya doucement sur la rambarde métallique dont il sentit le froid pinçant à travers ses gants en laine. Les nuages gris se fondaient lentement dans le crépuscule. Les enseignes des immeubles hôteliers bordant la place en demi-cercle s’éclairaient une à une, la douceur réconfortante du vert, du jaune et du rouge se perdait dans le chuintement de la circulation ; le flot des voyageurs formait un arrière-plan à ses pensées, défilant en une succession d’images fugitives au sens nébuleux. Après le déjeuner, Carter et Hisao avaient passé l’après-midi à se toiser en fulminant intérieurement, mais que pouvaient-ils réellement l’un et l’autre pour sauver Kopašek ? Que lui était-il arrivé : enlevé ou en fuite ? Qui prendrait sa succession au cas où il ne devait pas revenir ?
Seules les lumières du sous-sol de la gare reflétaient leurs pâles lueurs sur son visage. Il s’étira, pour ne pas céder à un endormissement à peu près certain ainsi qu’ à la morosité qui le gagnait. Il fit quelques pas, la nuit était tout à fait tombée à présent. Il leva les yeux au ciel : malgré le peu de nuages, les étoiles n’étaient pas visibles, sans doute à cause de la pollution lumineuse. L’Adepte du Virtuel jeta un coup d’œil circulaire sur la place, où ses camarades s’étaient tous postés à des endroits stratégiques pour guetter une possible arrivée de Simon. Carter et Duncan avaient chacun lancé des routines, le premier pour visualiser l’intérieur de la gare, et le second pour estimer l’heure et l’endroit les plus probables de l’apparition du Veilleur. Carter fumait une cigarette, Duncan finissait un döner, réfugié dans un abri-bus.
Christophe décida de rejoindre l’Euthanatos. Il déclina son offre de partager son repas, que Duncan termina tranquillement, en prenant avec ses doigts les filaments de viande. Ils discutèrent. Les doigts de Schmidt s’agitaient sur le banc en plastique où il s’était assis. Il se leva au bout de quelques minutes pour ne pas devenir insupportable. Le bus de la petite ceinture s’arrêta et une dizaine de personnes montèrent à bord. Le véhicule, immobilisé par la circulation, redémarra. Le jeune homme le regarda distraitement passer. Puis il poussa un cri de stupeur : le feu qui avait stoppé le bus avait ses couleurs sens dessus-dessous : vert – rouge – orange. Duncan, qui venait de jeter le papier alu de son döner, revint en courant : sa routine venait de percevoir une distorsion soudaine de la Trame. Christophe poussa un profond soupir de tension enfin relâchée : il avait une chance de retrouver son mentor vivant.
Comme convenu, Rhiannon et Hisao firent signe à leurs compagnons afin de manifester leur position à l’extérieur de la gare. Les trois autres s’engouffrèrent dans le hall. Des phénomènes étranges se poursuivirent, plongeant Carter dans la plus grande perplexité. Un distributeur de boisson se vida soudainement de toute sa monnaie et provoqua un attroupement de curieux. Les messages par haut-parleur annoncèrent un train avec dix minutes d’avance. Carter sentit sa tête tourner et hésita à poursuivre, redoutant le Paradoxe, au milieu de la cohue, des cris et de l’affolement des contrôleurs.
Duncan, suivi de Christophe fonça dans l’allée des casiers, d’où semblait provenir la perturbation. Ils s’arrêtèrent devant l’une des innombrables petites portes jaunes et la déverrouillèrent. Pendant ce temps, Carter arrivait péniblement et fit un geste de victoire en voyant leurs mines réjouies. Ils ressortirent de la manière la plus innocente possible de la gare et les cinq mages rejoignirent séparément la voiture d’un Carter encore tremblotant mais toujours en état de reprendre le volant.
Serré entre Duncan et Hisao sur la banquette arrière, Christophe Schmidt, les joues roses après son sprint dans la gare, sortit de son manteau une petite mallette en aluminium patiné, constellée de post-it jaunes, qu’il avait reconnue comme étant le Trinity de son mentor. Il expliqua aux mages assis autour de lui ce que représentait un Trinity pour un Adepte du Virtuel : il s’agissait du focus principal du mage, un talisman, ainsi qu’un système informatique révolutionnaire car non pas binaire mais trinaire. Finalement, on pouvait penser que Kopasek était vivant, encore libre de ses mouvements, mais en fuite, ce qui était une nouvelle plutôt rassurante. Christophe ne résista pas à l’envie de commencer son exploration de la machine dans la voiture et ouvrit la mallette. Le jeune mage connaissait bien Simon, mais celui-ci ne lui avait jamais donné le mot de passe pour accéder à son propre ordinateur. Il lança donc une routine pour le déterminer.
Pendant ce temps-là, Carter et Duncan s’inquiétaient de l’intensité de la perturbation magyque,qui régnait toujours dans les environs et qui avait fait perdre ses moyens à l’Extasié. Pour eux, ce n’était pas la simple collocalisation du Trinity de Kopasek dans un casier qui avait pu causer de telles distorsions de la réalité.
Ils furent interrompus par les hurlements de Schmidt : « NON ! NON ! NOOOOON ! » Celui-ci ferma brusquement la mallette et tambourina l’aluminium de ses deux poings. Christophe cachait son visage dans ses mains, effondré. Lui prenant délicatement l’objet, Hisao l’ouvrit : il était inscrit en grosses lettres rouges GAME OVER sur l’écran. « Mais, ne me dites pas qu’il jouait ? » s’étonna-t-il d’un air mécontent. « Bien sûr que non ! Mais toutes les informations qu’il contenait sont perdues ! Le Trinity a senti la routine de Christophe….et il s’est reformaté automatiquement. » articula d’une voix consternée Duncan. Christophe s’excusa sobrement et reprit la mallette dans ses mains. Un silence gêné se fit dans la voiture. Rhiannon résuma bien la situation : « Mais que faire maintenant ? » Le trinity n’était même pas dans leurs mains depuis une dizaine de minutes et déjà leurs espoirs de revoir Kopasek s’amincissaient considérablement.
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Ils s’étaient égarés, avec toutes ces histoires, du côté du boulevard Poincaré. Carter fit remarquer qu’il avait besoin d’un peu d’aide pour retrouver son chemin, quand soudain, Rhiannon lui cria « Attention ! » Carter pila, pour éviter la gamine qui venait de surgir au milieu de la route.
Une petite fille d’une dizaine d’années, en robe de nuit blanche, les cheveux blond paille, les yeux hagards, se tenait au milieu de la route. Les occupants de la voiture la fixaient intensément, et pourtant sa silhouette semblait tellement évanescente, instable, presque une illusion… De ses grands yeux, elle leur renvoyait leur stupeur et contemplait leurs visages sans rien dire. Le silence lui-même semblait figé, tandis qu’elle levait lentement son doigt vers le ciel, en soutenant toujours leur regards. Au même instant, une forme gigantesque et luminescente passait en trombe près de la voiture, se dirigeant droit sur la gamine, tout le monde hurla dans la voiture…Une fois l’émoi dissipé, ils prirent conscience que pas un seul de ses cheveux n’avait bougé. Mais l’image de la fillette commençait déjà à se dissiper, et elle disparut, sans laisser plus de traces de son existence.
Les rares passants des alentours s’étaient arrêtés, alertés par ce coup de frein retentissant. Carter remit la première et reprit prudemment de la vitesse. Reprenant leurs esprits, ils se rendirent compte qu’il s’était écoulé presque une demi-heure, alors qu’ils n’estimaient la durée de la « scène » à moins de deux minutes. Aucun dormeur ne semblait en état de choc malgré l’apparition de la jeune fille et du « truc » qui avait surgi ensuite. Ce n’était pas une hallucination ; le petit groupe écarta tout de suite cette hypothèse, et ce n’était certainement pas un contre-coup de paradoxe. En tout cas, il y avait des chances pour que ce soit lié avec la disparition du Veilleur. Alors ??
Ils se séparèrent vers 22 h 30, après une journée très agitée, quelques regrets et beaucoup d’interrogations.
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Carter ne se souvenait pas avoir branché de réveil… à moins que ce ne soit le téléphone ? Il se leva en se plaignant de devoir répondre alors qu’il n’était pas dix heures. Au bout du fil, le ton de la voix de Christophe Schmidt le réveilla définitivement : on avait retrouvé le cadavre de Kopasek dans un canal de l’Ill, au niveau des entrepôts Seegmuller, dans le quartier de l’Esplanade. Le covenant de la Lune Chantante était déjà au courant. Ils se donnèrent rendez-vous sur le parvis de la Fac de Droit vers 13 h.
Les cinq compagnons se retrouvèrent à l’heure dite. Certains avaient pris la décision de masquer leur peine derrière des lunettes noires. Tous avaient un air grave et le sentiment d’avoir perdu la première manche contre cette force qui provoquait des désastres dans leurs rangs depuis deux jours.
Ils se rendirent sur les lieux de la découverte, là où la police avait laissé les vestiges de ses repérages. Ils cherchèrent en vain des traces de balles sur les arbres des alentours et interrogèrent le voisinage sous couvert d’investigation journalistique. Carter, Christophe et Duncan s’assirent ensemble au bord de l’ancien chemin de halage. En alliant leurs compétences en correspondance, temps et entropie, ils essayèrent de remonter le temps jusqu’à la minute où le Veilleur avait atteint cet endroit. L’air profondément concentrés, les yeux fermés ou la main serrant leur focus, les trois compagnons se lancèrent dans leur rituel. Peu à peu, ils laissèrent leurs sens échapper au froid zénith du soleil de novembre et replongèrent dans la nuit précédente. Les lampadaires qui s’éteignaient se rallumèrent, le soleil se recoucha, les gens rentrèrent chez eux à reculons, qui avec son vélo, qui son enfant à la main. Le quartier replongea dans l’assoupissement. Le temps cessa peu à peu de remonter son propre cours. Et reprit calmement sa route, accompagnant le voyage funèbre de Simon.
Une Mercedes glissa silencieusement le long de la ceinture périphérique et stoppa le long du trottoir. On perçut un bruit étouffé de portière. Un homme grand, athlétique, aux cheveux blond platine portant un costume sombre en sortit. Il se dirigea vers le coffre et sans aucun regard pour les possibles témoins aux fenêtres des immeubles, il en sortit un long colis visiblement assez lourd. Il le traîna jusqu’à l’eau et remonta très vite dans la voiture, qui redémarra aussitôt. Pendant tout le temps que cet homme avait pris pour se débarrasser de la dépouille de leur ami, les Mages n’avaient cessé de fixer le logo de la SEBEC visible sur l’aile avant gauche. Carter, hors de lui, avait reconnu l’homme, qui était aussi l’agresseur de Marcus et bien sûr l’agent de sécurité lors de l’inauguration de l’immeuble de la SEBEC. Il serait bien parti tout de suite à la chasse, par désir d’assouvir une bien compréhensible vengeance, si Rhiannon ne s’était pas jeté sur lui en lui demandant s’il était si pressé de mourir que cela. Hisao l’approuva : il n’aimait pas les charges héroïques et suicidaires, Duncan apporta sa touche technique en affirmant que selon sa connaissance des lois du Destin, les chances de survie de l’équipe seraient nulles.
L’Euthanatos remarqua également que ses osselets étaient devenus brûlants mais renonça à en parler à ses compagnons pour le moment.