La Croisée des Chemins

« Myriam ! Oscar ! Allez-y » fit une voix d’homme, et deux Mages surgirent alors de l’escalier en colimaçon le plus proche. Le premier s’approcha de Daniel encore debout, lui posa rudement sur l’épaule une main gantée de noir entourée d’un halo rouge. Il portait un long manteau bordeaux orné d’écritures noires que je ne parvenais pas à déchiffrer, un pantalon serré, des bottes de cavalier, et quelque chose qui ressemblait à un pistolet dans son holster. Son visage était dur, carré : il paraissait à peu près la trentaine, mais ses cheveux courts étaient totalement gris, voire blancs aux tempes. Il avait un anneau à l’oreille gauche, et c’est en braquant sur Daniel un regard gris acier, très dur, qu’il lui demanda d’une voix peu amène qui il était. Le second personnage était une femme, portant le même costume mais en un peu plus étroit. Ses longs cheveux noirs soyeux étaient tressés en une demi-douzaine de nattes encadrant son visage fin où brillaient deux yeux dorés. Elle avait un grain de beauté sur la joue gauche , et son attitude était moins hostile que celle de son compagnon, cela ne l’empêcha pas de braquer sur ma tête ce qui semblait, oui, une arme à feu.

« Ne vous moquez pas de moi ! s’écria l’homme à Daniel, qui venait de mentionner sa Tradition. Je vois bien que c’est une combinaison BCR qui traîne à vos pieds ! Alors, qui êtes-vous ?

– Ne sois pas si brusque, Oscar ! intervint la femme, Nous devons les interroger, pas les tuer.

– Myriam, ici, c’est moi le boss, alors laisse-moi faire mon travail ! » rétorqua-t-il.

Daniel lui adressa alors quelques mots en une langue que je ne compris pas, et Oscar fronça les sourcils avant de lui répondre de même. Sans doute un langage hermétique, de toutes manières ce n’est pas ma spécialité.

« C’est bon, dit enfin Oscar, en levant la main, autour de laquelle le halo rouge se dissipa. Ils sont avec nous. C’est un des membres de la Lune Chantante.

– Des Strasbourgeois… » Fit Myriam en haussant légèrement les sourcils avant de ranger son arme.

Puis, s’accroupissant devant moi, elle passa lentement sa main devant mon visage, les sourcils légèrement froncés, comme si elle se concentrait. Je ne sais pas trop à quoi je devais ressembler à ses yeux, avec ma chemise poussiéreuse, et mes cheveux en bataille, sans doute rien de très reluisant. J’avais un peu mal à la tête, certainement à cause des baffes que m’avait collées la Maraudeuse derrière les étagères ; à part ça, c’était surtout de manger un morceau et de pioncer quelques heures dont j’avais besoin.

« Vous ne semblez pas trop avoir souffert… murmura Myriam, comme en écho à ma pensée, avant de se tourner vers Philippe pour réitérer sur lui ses passes. Mais votre ami m’a l’air bien mal en point… On dirait là un contrecoup de.. de Quintessence ? »

Effectivement, il n’y avait que Philippe pour faire cela. Vu la tête qu’il avait, rouge comme un homard et juste capable d’ouvrir les yeux, ça ne devait pas être spécialement agréable. Un peu étonnée, l’Hermétiste entreprit de trafiquer je ne sais trop quoi au-dessus de lui avec ses mains, une sorte d’anesthésie, je crois, car Philippe semblait aller mieux quelques instants après.

« Il y en a un qui est encore en vie, était en train de dire Daniel à Oscar en désignant le Maraudeur le plus proche. Quant aux autres…

– Il y en a trois qui vivent encore, intervint Myriam en se relevant. Et un quatrième, qui mourra bientôt si l’on ne fait rien… »

A ce moment apparut dans l’escalier une douzaine d’Hermétistes en robes jaune safran, portant des écharpes rouges et brunes, qui s’éparpillèrent dans tout l’étage, suivis par un homme vêtu du même habit que Myriam et Oscar, mais en vert. Derrière lui venait encore un mage, dont l’habillement – chaussures de sport, un pantalon noir strict et une chemise blanche bouffante ouverte sur la poitrine – détonnait plutôt parmi celui de ses congénères, c’était un jeune homme de taille moyenne, aux cheveux noirs coupés court, aux yeux cachés derrière de grandes lunettes à monture d’écailles, et qui ne paraissait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Quant au dernier arrivant …

Le mage qui fermait la marche était le seul de tous à marcher d’un pas lent et calme, et le seul également à porter une robe de bure. Ses longs cheveux d’un noir d’encre étaient rassemblés en plusieurs tresses sur ses épaules, et ses yeux enfoncés dans son visage nous fixaient tous les trois d’un regard transperçant. Il émanait de cet homme une sorte de puissance à l’état brut, comme si une chape de Quintessence l’entourait.. quelque chose que je n’avais encore jamais ressenti avec tant d’intensité face à un Mage. Qui était-il ? Aucune idée. Mais si ce gars n’était pas un grand ponte de l’Ordre Hermétique, j’étais bonne pour m’appeler Arthur.

Oscar se dirigea vers lui pour lui expliquer en quelques mots que nous avions tant bien que mal triomphé des Maraudeurs et que Daniel appartenait à la Confrérie de la Lune Chantante, tandis que l’homme aux lunettes s’arrêtait devant la statue de Sardenia l’air de se demander ce qu’elle faisait là. Puis l’imposant Hermétiste en robe de bure s’avança vers Daniel, qui tomba alors à genoux devant lui, le fixant avec des grands yeux.

« Maître Porthos… » balbutia-t-il en baissant soudainement la tête, comme si c’eût été un crime que de le regarder en face.

– Relevez-vous, jeune homme. » fit-il en guise de réponse – et Daniel s’exécuta bien vite. Apparemment, mon hypothèse était fondée : il ne s’agissait pas là de n’importe qui.

« Je ne peux que déplorer la perte des livres… reprit Porthos en laissant errer son regard sur les étagères renversées et les ouvrages épars, plus ou moins amochés. Mais elle aurait été encore plus importante si les Maraudeurs avaient été laissés seuls ici. Cette aile de la bibliothèque était provisoirement abandonnée, heureusement que vous étiez là… »

Pendant ce temps, Philippe s’était relevé et dirigé vers la statue de Sardenia, apparemment pour voir quel était le livre coincé sous son bras et en déchiffrer le titre. L’ouvrage lui aussi avait été changé en pierre, la seule chose demeurée intacte était le Scorpion.

« Dites, est-ce que vous avez un deuxième exemplaire du Libellus Divinae Fidei » ? Demanda-t-il alors que Porthos s’approchait à son tour de la statue et ce n’est que la seconde d’après qu’il se retourna vivement sentant à qui il parlait. Terriblement impressionnant, cet Hermétiste, qui ne paraissait pas toutefois avoir entendu la question, et levait maintenant vers la pierre un regard étonné. « Non, ce n’est pas possible…. murmura-t-il, sa surprise s’accroissant encore. Pas les Sept.. Lucius, venez immédiatement ! »

D’une rangée d’étagères surgit alors l’Hermétiste au manteau vert, et les deux retournèrent à grands pas vers l’escalier, sans même se retourner, Porthos se contenta de dire : « Zéphyr, emmenez-les à l’infirmerie. » Et ils disparurent dans l’étage supérieur.

Oscar et Myriam s’employaient maintenant à répertorier les livres abîmés et paraissaient absorbés dans leur tâche, au point que lorsque Philippe leur fit remarquer qu’il n’avait pas répondu à sa question, Oscar lâcha : « Vous avez déjà eu de la chance qu’il s’adresse seulement à vous ! » Puis il revint à ses bouquins sans plus s’occuper de notre Orphelin de service.

J’en étais à me dire que je pouvais maintenant espérer me remettre debout sans que mes jambes ne me lâchent, lorsque Daniel me fit signe que nous pouvions venir avec Zéphyr. Sans aucun doute, le jeune homme aux lunettes ( et qui semblait resté un peu trop coincé au stade disco, niveau habillement… mais au moins ce n’était pas la robe de bure !). ce dernier s’approcha de moi et me tendit la main pour m’aider à me relever en me demandant si j’estimais pouvoir marcher. Il avait une voix aussi douce que la soie et levant la tête, j’eus une bien drôle d’impression. Ces deux yeux bleu azur… je les avais déjà vus quelque part. Et alors que toute sa physionomie n’indiquait que chaleur et attitude amicale, c’est du dégoût, de la peur, une profonde envie – non, besoin – de rejet qu’il m’inspira, l’espace d’une ou deux secondes. Je ne pus m’empêcher de retirer brusquement ma main de la sienne, en un pur réflexe.

« Ca ne va pas ? s’enquit-il, l’air étonné.

– Non, ce n’est rien, je suis juste fatiguée. » mentis-je en m’efforçant de ne pas croiser à nouveau son regard. Il sembla se satisfaire de cette explication, et conversa un instant avec Daniel, dans leur étrange langue, alors que nous nous dirigions vers l’escalier, Philippe venant nous rejoindre au passage.

« L’infirmerie est à quatre étages de là » reprit Zéphyr, en français cette fois, tandis qu’à l’étage que nous quittions, Oscar et Myriam réveillaient assez rudement, il faut le dire, les Maraudeurs encore vivants ( dont Cynthia, qui était toutefois salement amochée). Je n’eus pas l’occasion d’en voir plus, car Zéphyr ouvrait la marche d’un pas assez rapide, et je n’aurais pas trop aimé me retrouver paumée dans Doissetep juste pour avoir un peu trop traîné en route.

Au dernier étage, le palier s’achevait par une lourde porte de chêne voûtée, à double battant, qui donnait sur un long couloir. Pourquoi levais-je les yeux à ce moment ? Je n’en sais trop rien. Mais toujours est-il que je m’immobilisai un instant en contemplant l’arche qui surplombait la porte, me demandant quel mystère pouvait bien planer sur cette bibliothèque et m’entraîner avec lui par la même occasion. Au-dessus de la porte était gravé un grand livre ouvert, comme une sorte de grimoire, vers lequel s’inclinait une plume, de celles qu’employaient les Hermétistes de la Lune Chantante pour écrire.

En-dessous, était inscrit un autre symbole… un masque. Mais pas n’importe lequel . C’était celui de la Tragédie.