La Croisée des Chemins
II. Welcome to Doissetep
Nous nous enfoncions dans les couloirs tortueux de l’immense Fondation, avec l’impression que nous étions les seuls à y marcher. A tous les paliers et croisements, des lampes de cristal, fixées aux murs de bois répandaient une douce lumière dorée éclairant les ténèbres, et à intervalles réguliers étaient percés, dans ces mêmes murs et dans le sol, de petits trous du diamètre d’un doigt.
« Comme je vous le disais, ce symbole a toute une histoire… expliquait Zéphyr, à qui j’avais demandé, faute d’avoir quelqu’un d’autre sous la main, ce que signifiait le masque au-dessus de la porte, sous prétexte que je le trouvais joli.
– Et ces trous dans les murs ? l’interrompit Philippe, qui avait laissé sa combinaison BCR à l’entrée de la bibliothèque. Ca sert à quoi ?
– Une mesure de sécurité, pour empêcher les voleurs d’entrer et de repartir comme de rien. C’est une bibliothèque secrète. Vous allez devoir d’ailleurs répondre de l’arrivée de ces Maraudeurs dans cette partie de la Fondation, vous savez… Puis il se tourna à nouveau vers moi :
– Pour en revenir à ce dont nous parlions, Mademoiselle, il s’agit du sceau de celui qui a conçu les plans de cette bibliothèque. Un individu très sage, sir Malcolm de Lansay. C’est un des mages qui avait aidé Doissetep à « migrer » jusqu’ici. Il nous a malheureusement quittés, il y a deux cent ans. »
Le temps que Zéphyr eut achevé sa phrase, nous étions parvenus à une lourde arche donnant sur un long couloir fait en bois. Il y avait dans l’air une subtile nuance de brun rougeâtre, quelque chose de difficile à expliquer. La lumière y pénétrait par les fenêtres et, au vu du paysage, il n’y avait absolument aucun doute dans mon esprit : nous étions vraiment ailleurs. L’on pouvait apercevoir le sommet d’un pic énorme, et au bord d’un plateau quelques centaines de mètres d’une herbe épaisse et bleue. Dans le lointain, le ciel était couvert de nuages livides, entre lesquels couraient de temps à autre des éclairs jaunâtres, et à l’extrême limite de l’horizon, un soleil pourpre se couchait sur fond de ciel rosé, comme un immense globe injecté de sang.
Nous empruntâmes un nouvel escalier en colimaçon montant sur trois ou quatre mètres pour aboutir dans un couloir où il y avait enfin de la vie… et même beaucoup de remue-ménage. « Il semblerait qu’il y ait une alerte. » disait un homme en jaune safran à un curieux personnage, passant son torse par une porte entr’ouverte. « Ne vous inquiétez pas, mais retournez dans vos quartiers, pour plus de sûreté… » L’Hermétiste s’éloigna alors et le second mage nous regarda passer, aussi intrigué que nous pouvions l’être à sa vue. Il avait de longs cheveux noirs, une barbiche, portait des jeans larges et un pull noir à la poitrine et aux manches décorées d’un soleil inca. Si Zéphyr détonnait un peu au milieu des mages en robe, celui-là faisait carrément tache.
Le couloir débouchait sur une grande salle hémisphérique avec des fenêtres en verre teinté. Seules quelques tables étaient occupées. A l’une d’elle, un vieil homme grêle, à demi-chauve, une canne ouvragée posée contre sa chaise, nous regarda passer avec insistance. Était-ce mon imagination, ou flottait-il vraiment un léger sourire moqueur sur ses lèvres fines ? Décidément, Doissetep était emplie de gens bizarres, et nous n’avions sans doute pas encore tout vu. Nous empruntâmes la porte située sur notre gauche pour gagner un nouveau couloir long d’une cinquantaine de mètres et précédant une grande verrière donnant sur un jardin en terrasse. Un jardin à la française, avec des allées couvertes de dalles finement veinées, des statues à la beauté exquise (un ange, un narval, un satyre…), des arbres de diverses espèces pas toutes très connues, notamment un qui possédait de longues branches pelucheuses, ou encore un autre se composant d’une seule feuille gigantesque, bleue et iridescente. Dans les allées se promenaient tranquillement des gens en soutane ou avec des béquilles, d’autres étaient assis à des tables de bois ouvragé. En fait, bien peu portaient des robes de bure.
Finalement, après être passés devant trois portes closes, nous pénétrâmes dans une salle emplie de lits à l’entrée de laquelle se trouvait une petite loge où quatre Hermétistes en robes brunes jouaient aux dames. Zéphyr nous emmena vers trois lits inoccupés – il y en avait deux qui se trouvaient entre un mage tout droit sorti de Rasta Rocket et un jeune homme blond. Les deux hommes étaient en train de se passer des cigarettes et des allumettes, s’attirant par la même occasion une exclamation inquiète d’un jeune Hermétiste, pas loin de là. Vu que tout dans la salle était en bois, on comprenait son inquiétude.
« C’est pas vrai, il nous a encore laissés avec les pires, comme d’habitude… » grommela l’Hermétiste. Juste derrière lui, Zéphyr émit un léger toussotement, qui eut pour effet de faire se retourner d’un bond l’apprenti, le tout accompagné d’excuses gênées et d’une prise de poudre d’escampette assez spectaculaire. Zéphyr s’approcha alors du mage blond et, lui disant que nous venions juste d’arriver, lui demanda de s’occuper de nous, puisqu’il était plus ou moins en état de marcher.
« Il y a une robe de patient dans chaque table de nuit », nous précisa-t-il avant de repartir vers la loge où il dit à l’un de ses garde-chiourme quelque chose que je ne compris pas.
« Bon, ben, bienvenue chez les fascistes ! » sourit amicalement le blondinet. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand mais mince, aux traits fins, avec une grande barbe en désordre qui lui mangeait le visage et de longs cheveux pas coiffés. Vêtu d’une sorte de robe de chambre, ce qui devait être le costume local en usage à l’infirmerie ; il était présentement assis en tailleur sur son lit, et laissait régulièrement tomber les cendres de sa Malboro dans un mouchoir, posé sur sa table de chevet, qui faisait office de cendrier. Alors qu’il disait ces mots, Philippe avait déjà entrepris de se débarrasser de son pantalon et de ce qui restait de son pull pour se vautrer consciencieusement sur le lit à gauche du jeune homme – l’on put d’ailleurs constater à cette occasion qu’il n’y avait de loin pas que son visage à être devenu rouge vif. Pour ma part, je me laissai tomber sur le lit le plus proche, celui à droite de notre nouvelle connaissance ; quant à Daniel, il n’alla pas vraiment plus loin, et se contenta de s’installer à côté du rasta qui nous fixait d’un œil curieux, comme attendant quelque chose.
« Je crois que l’anesthésie commence à lâcher… soupira Philippe, qui ne semblait plus aussi en forme qu’auparavant.
– Hey, des p’tits Français ?! » s’exclama alors le voisin de Daniel avec un large sourire. » Il parlait en fait une sorte de franglais relativement compréhensible – du moins, pour des gens connaissant les deux langues – et notre arrivée semblait à son goût mettre un peu d’ambiance dans l’infirmerie.
« Oui, tout à fait ! répondit Daniel en ôtant sa veste. Pourquoi ? on est les seuls ?
– Je crois bien que oui ! Notez, on a vraiment de tout ici ! Deux Italiens, un Finlandais… on a même un Russe ! Mais j’entrave rien à ce qu’ils disent, alors… » conclut-il en se rallongeant. Il avait le bras droit dans le plâtre et une attelle à la jambe, et ne devait pas trouver marrant de devoir rester au pieu.
« Vous venez de faire connaissance avec Stan le Cultiste, sourit à côté de moi le mage à la barbe. Celui qui nous fait le répertoire de Bob Marley chaque soir…
– Cool ! » répondis-je, à moitié ironique. Un jeune Hermétiste boutonneux arriva à ce moment pour nous déposer des bassines d’eau, des verres et des draps propres. Il semblait un peu affolé et en tous cas pas à l’aise, d’ailleurs, que lorsque je lui demandai s’il n’y avait pas moyen de se faire amener un paravent, il me regarda sans trop comprendre :
« Un paravent ? Pour quoi faire ?
– Y’a que des mecs dans cette salle… Vous ne voulez quand même pas que je me déshabille devant tout le monde, non ? » Là, l’Hermétiste devint encore plus rouge que Philippe et, opinant de la tête, quitta la salle sans rien trouver à répondre d’autre. C’est fou ce qu’on peut faire comme effet sur l’un de ces mages quand on sait s’y prendre.
« L’art et la manière de clouer le bec à un Hermétiste boutonneux ! fit remarquer mon voisin de lit avec un nouveau sourire. Au fait, on ne s’est pas présentés. Je m’appelle Les Nesman, extasié.
– Anna Delay, Adepte du virtuel… répondis-je en entreprenant de faire mon lit, parce que dormir sur une couverture rêche ne m’enchantait guère, les draps étant également faits d’un tissu relativement grossier.
– Et vous êtes là pour quoi ? demanda Les, après que Philippe et Daniel eurent à leur tour décliné leur identité.
– Oh, tellement de choses qu’on a renoncé à en tenir le compte ! » ironisa Philippe en se redressant sur un coude pour ranger dans le tiroir de sa table de chevet le Mac-10 qu’il avait jusqu’ici caché sous sa veste. Il venait de voir Zéphyr entrer à nouveau dans l’infirmerie, portant une jarre et un verre en cristal ainsi qu’un drap blanc sous le bras.
– Rigolez pas… fit Les à mi-voix, moi j’ai dormi pendant un mois… enfin, au moins une semaine ! J’ai pas tout compris à ce qui m’est arrivé. »
Arrivé à la hauteur de Philippe, Zéphyr posa la jarre sur la table de nuit et remplit le verre d’un liquide épais, semblable à du sirop.
« Vous devrez en prendre une verre matin, midi et soir, dit-il en tendant la boisson à Philippe. Il y en a pour deux jours, cela devrait suffire. Maintenant, je vais vous demander de vous lever pour que je puisse changer les draps. Les vôtres sont trop rêches pour votre type d’affection. »
Philippe s’exécuta, non sans se resservir un verre au passage, et laissa Zéphyr refaire son lit, chose qui ne devait certainement pas lui arriver très souvent.
« Le repas aura bientôt lieu, poursuivit l’Hermétiste en tournant à demi la tête vers nous. Mais vous préférez peut-être qu’on vous amène une collation ? Ah, au fait, je ne sais pas si vous vous sentez assez forts pour marcher, toutefois, si c’est le cas, et que vous avez envie de vous promener, je dirai aux jeunes de la loge de vous laisser sortir.
– Ah ouais ? fit Les avec un sarcasme non dissimulé. C’est pas ce qu’ils m’ont dit il y a une demi-heure !
– Oh ! Je vois…Il faut les comprendre… cela ne fait qu’une semaine qu’ils sont à ce poste, alors ils ont peur de se faire taper sur les doigts, répondit Zéphyr avec un haussement d’épaules. Vous savez, la plupart des mages de la Fondation sont beaucoup moins tolérants que moi. Mais je crois que vous avez de la visite, mes amis. Aussi, je crois que je vais vous laisser. » acheva-t-il en levant la tête vers les deux personnages qui se dirigeaient vers nous.