La Croisée des Chemins
Le premier était le vieil homme à la canne aperçu dans la salle que nous avions précédemment traversée quant à celui qui le suivait de près, il ne s’agissait de nul autre que le mage en pull et blue-jeans qui nous avait regardés passer dans le couloir.
« Eh bien, eh bien…” commença le vieil homme avec un léger sourire. Si son visage était creusé de rides, ses yeux bleus, eux brillaient d’un vif éclat et d’une rare intensité. Visiblement, il s’adressait à Les.
« Vous avez ressenti les vibrations vous aussi, n’est-ce pas ? Et je vois que vous avez déjà fait la connaissance avec nos nouveaux arrivants.. Ces jeunes gens arrivent tout droit de la bibliothèque, le saviez-vous ?
– Maintenant, en tout cas, je le sais ! dit tranquillement Les d’une vois qui avait un je ne sais quoi de distant…
– Pardonnez-moi, continua le vieil homme, en se tournant vers Philippe, Daniel et moi. Je ne me suis pas présenté : Ernst Curtius, Onirologue. Voici Raphaël, mon disciple. » ajouta-t-il en désignant le jeune homme chevelu qui se tenait légèrement en retrait, silencieux et un peu mal à l’aise.
J’eus la surprise, lorsque je me présentai, de le voir me gratifier d’un baise main au charme tout désuet. Puis il posa sa canne contre le montant du lit de Les, et se fit approcher une chaise par Raphaël afin de s’y asseoir.
« Je n’avais encore jamais rencontré d’Onirologue, dis-je à Curtius, tandis que Daniel décidait à son tour de se déshabiller et que Philippe et Les commençaient à se raconter leurs vies.
– Il y en a, Mademoiselle Delay, il y en a, sourit Curtius, mais ils sont rares, en effet… Vous avez de plus des chances plus importantes de rencontrer ici des Onirologues de la Vieille Tradition. L’approche du Conseil n’est pas pour rien là dedans.
– Le Conseil ? Quel conseil ?
– Ah, vous n’êtes pas au courant ? C’est vrai, vous venez juste d’arriver.. . D’ici un ou deux jours, le Conseil des Neuf souhaite se réunir à Doissetep. Je suppose d’ailleurs que votre ami Daniel Dufour est venu dans le but de rejoindre son Patriarche, non ? demanda-t-il, s’attirant l’oreille intéressée de Daniel en question.
– Lequel ? fis-je en écho. Rodolf, Bartolf ou Albéric ?
– Vous les connaissez ? Curtius eut l’air un peu surpris, mais je demandais si cette surprise était totalement spontanée, car le vieil Onirologue avait l’air de savoir certaines choses qu’il aurait plutôt été censé ignorer.
– Connaître est un grand mot, je ne les ai rencontrés qu’une fois. Mais ça finit par arriver, quand on habite la même ville !
– Hmm, alors comme ça, vous venez de Strasbourg… murmura Curtius, un peu pour lui-même. Puis il reprit : Il me semble que maître Bartolf est arrivé ici hier matin.
– Par contre, je ne suis pas venu pour le rejoindre, intervint Daniel, s’asseyant en robe de chambre sur mon lit pour prendre part à la discussion. Nous sommes arrivés à Doissetep par le biais… comment dire… d’un puissant talisman.
– Je vois, votre arrivée n’a pas été des plus discrètes. J’avais une hypothèse à ce sujet : Je pense que vous étiez poursuivis par des Technomanciens, bien que je ne voie pas comment vous avez fait pour pénétrer dans une bibliothèque secrète aussi protégée que celle-ci… »
Curtius avait l’air pensif, et derrière lui, son disciple Raphaël, toujours aussi silencieux ne perdait pas une miette de la conversation.
« Vous savez, lui expliquais-je, à ce sujet, je ne vous serai pas d’une grande aide ! je ne connais absolument rien aux bibliothèques secrètes.
– Vous n’êtes donc pas une Hermétiste ? lâcha l’Onirologue au bout de deux ou trois secondes de silence, les yeux légèrement plissés. De quelle tradition faites-vous partie ?
– Moi ? je suis une AV.
– Une quoi ?
– Une Adepte du Virtuel…
– Ah… une Technomancienne ! » fit Curtius, l’air soudain un peu moins amical, et plutôt refroidi par cette révélation. Je crois que j’aurais mieux fait de me taire, mais après tout, pourquoi aurais-je eu honte de la Tradition qui était mienne ?
« -e vous en prie, n’employez pas ce terme ! » rétorquai-je en le fixant droit dans les yeux. Si j’étais une Technomancienne, comme vous dites, je serais actuellement en train de m’amuser avec mes bons amis Terminator et les Blues Brothers !
– Hmm, certes. Bien, je crois que nous allons devoir vous laisser. D’autres affaires requièrent notre présence. »
L’Onirologue reprit sa canne, se leva et nous ayant salués, s’élogna en compagnie de Raphaël. Je les suivis un instant du regard, et tendis l’oreille car ils semblaient se raconter des choses très intéressantes.
« Nous avons là des Strasbourgeois… Et je suis sûr que notre ami Les a quelque chose à voir avec eux.
– Mais comment le savoir, maître ? Cet homme que nous avons ramassé à moitié mourant, nous ment sans doute depuis le début, pour protéger on ne sait quel secret. De plus, il est évident que son nom est faux.
– Je le sais. Mais je sens aussi qu’il est important, ici… Lui-même ne le sait pas encore. De toutes manières, il sera très bientôt interrogé par le superintendant des Moniteurs. J’ai cru comprendre d’ailleurs qu’il avait un compte à régler avec ce Lucius Van Kraken. Il y aura un certamen avant la fin de la semaine, je puis te le garantir… »
Ils quittèrent alors l’infirmerie et le reste de leurs paroles devinrent inintelligibles. Mais j’en avais suffisamment entendu. Me remettant debout, je saisis la couverture posée sur le lit inoccupé faisant face au mien, la dépliai et la tendis à Daniel en lui demandant de la tenir pour que je puisse moi aussi me déshabiller : le paravent ne semblait pas vouloir arriver ; et je commençais à en avoir assez de traîner dans mes vêtements sales. Je constatai par la même occasion que l’ami Daniel s’était quelque peu décoincé depuis notre première rencontre ; bien qu’il fit tout son possible pour n’entrevoir absolument rien au travers de la couverture tandis que je me débarrassais de mes fringues au moins ne devint-il pas rouge comme une tomate. Enfin, cette entreprise achevée, je me rassis après avoir remis la couverture sur son lit d’origine, et nous pûmes laisser libre cours aux divers commérages nous venant à l’esprit, même si le retour, quelques minutes plus tard, du jeune Onirologue chevelu, nous laissa penser qu’il rapporterait sans doute nos paroles à son vénéré Maître.
« Dis-moi une chose, commença Daniel, à mi-voix, en jetant un rapide coup d’œil à Philippe et Les qui bavardaient tranquillement. Tu ne crois pas que l’Extasié nous raconte des histoires ? J’ai un peu écouté ce dont il parlait avec Philippe et la façon dont il est arrivé à Doissetep n’est pas très claire… »
– Sans doute aussi peu claire que la nôtre, c’est cela ?
– Philippe lui a un peu posé la question, et il est resté évasif… Mais j’ai l’impression qu’il cache quelque chose
– Si tu veux mon avis, tout le monde cache quelque chose ici ! répondis-je en haussant les épaules. Tiens, toi qui appartiens à l’Ordre d’Hermès, est-ce que tu ne connaîtrais pas par hasard un certain Lucius van Kraken ?
– Van Kraken ?» s’étonna Daniel. Je suis expliquai alors ce que j’avais surpris dans la conversation des deux Onirologues concernant Les Nesmann, ce qui conforta encore ses soupçons.
« Je n’ai jamais encore entendu ce nom » déclara enfin Daniel, Mais s’il est le Superintendant des Moniteurs, il doit s’agit du Lucius qui était en compagnie de Maître Porthos…
– Et qui n’a pas l’air sympa du tout ! achevai-je à sa place. Et les Moniteurs, dis-moi, ils font quoi de beau dans la vie ?
– … la police, dit tout simplement Daniel. La plupart d’entre eux ont une jolie réputation d’hypocrites, ils s’opposent d’ailleurs assez violemment aux Pardonneurs. Si notre Lucius et ce Van Kraken sont la même personne, cela risque d’aller très mal pour Les… »
Daniel s’interrompit à ce moment, en voyant arriver le jeune hermétiste boutonneux accompagné de l’un de ses congénères, le premier portant un panier empli de nourriture, et l’autre un paravent de bois.
« Excusez-nous d’avoir mis autant de temps, commença le jeune homme avec un sourire contrit, Mais nous n’avons pas l’habitude de ce genre de situation.
– Oh, ce n’est pas grave, lui souris-je en retour. Vous pouvez le laisser ici, je m’en servirai la prochaine fois, j’ai fait sans, en attendant.
– Vous…. » bafouilla l’Hermétiste en rougissant brusquement, les yeux grand ouverts. Il venait de remarquer qu’effectivement j’étais déjà en robe de chambre.
« Je voulais dire qu’on avait improvisé un paravent avec une couverture, ajoutai-je sans cesser de sourire.
– Ah.. .ah bon… Euh… Zéphyr a dit qu’on devait vous apporter de la nourriture, alors voilà ! » s’exclama-t-il comme pour changer de sujet. Décidément, il est vraiment facile de faire tourner en bourrique une jeune Hermétiste. Celui-ci ne me paraissait pas très calé en matière de relations féminines. Le jeune homme déposa son panier à côté de nous et il déballa consciencieusement lesdites provisions.
« Nous vous avons apporté du pain, dit-il en sortant une grosse miche dorée et quelques couteaux, du fromage et du lard. Il y a aussi du beurre salé et de la confiture, pour ceux qui en voudraient. Vous avez de l’eau dans vos carafes et Zéphyr nous a dit de vous apporter cela… » Tout en disant ces mots, il tira du fond du panier une carafe de vin qu’il me tendit en la cachant à demi derrière sa manche. Je me rendais maintenant compte, devant toute cette bouffe, que c’était de manger copieusement dont j’avais surtout besoin. Daniel, lui était déjà en train de se servir de ma table de chevet pour couper le pain.
Je débouchai la carafe, en reniflai le contenu… et une drôle de sensation m’envahit , me laissant perplexe. Cette odeur ne m’était pas inconnue. Le vin avait un subtil parfum de nostalgie, mais comme pour les yeux bleu azur de Zéphyr, je ne parvenais pas à savoir où et quand j’avais pu être en présence d’un tel breuvage.
« Qu’y a-t-il ? » fit l’Hermétiste devant mon air vaguement perplexe.
– Rien. Je me disais juste que ce vin avait l’air délicieux. J’aurais une question à vous poser. Repris-je en levant lers yeux vers lui. Rien que de purement pratique. Y’a-t-il quelque chose ici qui pourrait faire office de douche ou du moins de baignoire ?
– Ne vous inquiétez pas pour cela, il y a des thermes à Doissetep ! Vous n’aurez qu’à demander le chemin à la loge lorsque vous souhaiterez vous y rendre. Sur ce, nous devons vous laisser. Je vous souhaite un bon appétit.
– Merci ! » répondit Daniel qui achevait de beurrer une quatrième tartine. Il me la tendit alors.
Mais lorsque je la pris, je m’aperçus d’un subtil changement au niveau du bracelet fixé à mon poignet.