La Croisée des Chemins

III. Carter démasqué

 

Récapitulons les faits.

Lorsque nous avons « reçu » nos magnifiques bracelets noirs, il y avait en leur centre deux triangles aux pointes se faisant face et de couleur argentée. Maos leur apparence était toujours demeurée la même.

Maintenant, je pouvais constater que le triangle du haut était passé au bleu.

Et j’en étais à me dire que ce n’était pas normal, lorsque mon bracelet se détacha de mon poignet encore levé, et tomba sur ma couverture.

Il n’y eut rien. Pas d’explosion, pas de douleur, pas de cisaillement violent de mon Motif de Vie, contrairement à ce que les dires de Christine Ernardt nous avaient laissé penser. Je ne voyais qu’une explication à cela : d’une manière ou d’une autre, nous avions dû croiser l’un des mages de ce que l’on pouvait obligeamment nommer « le premier groupe ». Sauf que je ne voyais pas trop qui : aucun visage à Doissetep ne m’avait semblé être celui de l’une de ces quatre personnes.

« Eh bien ? Qu’est-ce qui t’arr… » venait de commencer Daniel. C’est alors qu’il vit mon bracelet se détacher. Il compreis tout de suite, au bout de quelques secondes, en constatant que j’étais toujours entière.

« Oh, non… » murmura t-il consterné, en tripotant son propre bracelet qui se décrocha tout aussi facilement. « Mais quand …? »

« Ça, je me le demande bien… » fis-je en écho, à voix basse également. Ce qui était encore plus bizarre, c’est que le bourreau, comme l’avait appelé Christine, ne s’était pas matérialisé. J’aurais pourtant cru que…

« Anna… » fit Daniel, qui tirait soudainement une drôle de tête, à demi tourné vers le lit où Les et Philippe continuaient de discuter tranquillement.

« Oui ?

-Regarde Les…

-Pourquoi ça ?

-Enlève lui la barbe et fais lui les cheveux plus courts, et tu…

-Oh merde… » lâchai-je doucement. Un rapide effort d’imagination avait provoqué cette réaction : je venais de reconnaître Carter Maxcellin, effectivement extasié de son état. Nous devions avoir été sacrément fatigués pour ne rien avoir remarqué plus tôt, même avec la barbe et les cheveux trop longs.

« Eh, vous en faites une tête » lança Philippe.

« Qu’est-ce qui vous arrive ? »

Daniel lui montra discrètement du doigt son poignet désormais nu, tandis que je m’employais à ramener de sous mon lit mon sac où j’avais laissé tout mon fatras de Trinity, journaux et infos tirés sur imprimante, afin de faire une comparaison entre Les et le portrait de Carter. Philippe se leva pour se rapprocher de Daniel, le sourcil froncé et, s’attirant par là même un regard un peu étonné de la part de l’Extasié en question.

« Qu’est-ce que vous avez fait de vos bracelets ? » demanda t-il à voix basse « Ne me dites pas que… »

« Regarde derrière toi, rétorqua Daniel

– Quoi ? Les ? Non, attends…

– Dites moi Raphaël », fit Daniel en se tournant vers l’onirologue installé à côté et qui semblait ne pas perdre une miette de la conversation « Où avez-vous trouvé Les Nessman ? »

– Sur un sentier Umbral » répondit le jeune homme un peu étonné par cette question à brûle pourpoint.

« Il dormait plus ou moins ! Dans une cabane servant de lieu de repos…

– Je ne suis pas vraiment sûr qu’il y ait quelque chose à voir…, reprit Philippe, quelque peu dubitatif.

– Alors regarde et compare ! », répondis-je, mon regard allant de Les à la feuille que je tenais maintenant en main, et inversement. Pas de doute à avoir, non. Il s’agissait bel et bien du même homme. Carter Maxcellin, du Culte de l’Extase, obligeamment condamné à mort par les Technomanciens de Strasbourg.

« Mais si c’est cela » murmura Philippe, « alors le Bourreau aurait déjà dû…

– Oh, c’est quoi ces messes basses ? » s’exclama soudain l’Extasié en se levant d’un bond pour venir m’arracher la feuille où d’étalait son portrait et son identité. « Et qu’est-ce que vous avez à regarder ce papier qui… Mais …Mais c’est ma photo, ça ! »

– Je crois qu’on devrait quand même lui expliquer… » fis-je entre mes dents à l’adresse de Philippe et Daniel. Et mes deux compagnons acquiescèrent.

C’est ainsi que nous dévoilâmes à Carter (puisqu’il faut bien l’appeler ainsi) d’où nous venions réellement, ce qui avait été notre but, et la charmante surprise des Technomanciens : les bracelets, la condamnation et l’arrivée maintenant prochaine, sans doute, du « Bourreau ».

Carter nous écouta gravement lui exposer ce que nous savions de l’affaire de la Sebek, mais s’étonna quelque peu quant à l’existence du Scorpion, sans toutefois dire tout de suite pourquoi. Nous nous étions à présent réunis sur mon lit. A côté, Stan s’était endormi, les autres patients étaient trop éloignés pour vraiment suivre ce que nous racontions,et Carter ne fit que renforcer notre isolement en créant au cours de la conversation une sorte de barrière psychique, de manière à ce que personne n’entende nos petits secrets.

« Je vois », fit l’Extasié lorsque nous eûmes terminé notre récit. « Je crois qu’il faut maintenant que j’expose ma version des faits, cela pourrait avoir son importance.

– Cela permettrait surtout de répondre à quelques questions que nous nous posons, ajouta Daniel.

– Oui… Eh bien, je fais donc effectivement partie de ce que vous avez si bien nommé le « Premier Groupe »… »

Carter poursuivit son récit, ,nous apprenant ainsi au fur et à mesure ce qui c’était passé à la Sebek, il y avait deux semaines de cela. Ils avaient été inconsciemment aidés par Christine Ernardt, et réussirent à parvenir au cœur de l’entreprise, jusqu’au Système Deva déjà en marche. Selon Carter, l’Homme Noir, le Néphandus, y était apparu, et ce serait lui qui aurait poussé Sardenia à devenir Maraudeur. D’ailleurs, toujours selon Carter, c’était les Nephandis qui avaient fait en sorte que tout cela arrive.

« Ce que vous m’avez raconté sur le Scorpion est des plus inquiétants », disait le Cultiste, « Car il existe à Strasbourg une pierre possédant exactement les même propriétés : la Pierre de Philémon. Vous devez en avoir entendu parler, puisque vous venez de Strasbourg.

– Je sais, elle se trouve sur le campus de l’Esplanade, répondis-je, l’espèce d’obélisque noir de deux mètres dans le square…

– Exactement. Elle aurait été bien utile aux Technomanciens pour faire marcher leur saloperie de machine. Mais curieusement, alors qu’ils ont pendant des siècles essayé de toucher cette pierre., ils n’y sont jamais parvenus, à croire qu’elle était protégée par ce Philémon lui-même, qui est peut-être le même que celui que nous avons rencontrés ! Enfin, n’ayant pas la pierre, ils se sont servis de Marie Ernardt comme substitut. Marie a essayé de stopper le Système Deva, mais elle n’a pas pu tout canaliser. C’est après que c’est formé le … « trou ».

– Et Marie ?, demanda Philippe l’air songeur

– Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. D’ailleurs, c’est assez curieux parce que je suis passé directement dans l’Umbra, après avoir été « aspiré » dans ce trou… Et pas dans la Terre-Miroir. Je ne me souviens de rien d’autre. Je ne sais même pas comment je suis arrivé dans cette cabane Umbrale ! », acheva Carter en regardant Raphaël d’un air contrit.

– Tu ne sais pas non plus ce que sont devenus Christophe Schmidt et les autres ?, demandais-je avant de terminer ma tartine ; le brainstorming ne coupe pas la faim.

– Je pense qu’il faudrait prévenir les autorités de Doissetep au sujet des bracelets…

– Pour qu’on ait encore plus d’ennuis ? Merci bien !, railla Philippe.

– Mais … Ils ne vont pas être contents de voir arriver un ou plusieurs Technomanciens dans la Fondation… Prévenir les Hermétistes pourrait peut-être nous éviter justement des ennuis supplémentaires…

– Exact, d’autant plus que ce truc a encore changé de couleur ! » , renchéris-je en désignant mon bracelet traînant toujours sur le lit. De bleu, le triangle était maintenant passé au turquoise. « Si ça se trouve, le Bourreau n’apparaîtra que lorsque que ça sera passé au rouge, ou autre chose du même genre. Ce qui nous laisse un peu de temps…

– Du temps pour aller se réfugier auprès de mages bien balèzes !, ironisa Philippe

– Ne riez pas, ce n’est pas si bête… », répondit Daniel, quelque peu pensif.

Carter n’avait pas trop l’air emballé par cela, et je crois comprendre pourquoi en me remémorant la conversation que j’avais surprise entre les deux Onirologues. Daniel lui signifia qu’on tairait sa véritable identité, si ça pouvait l’aider, et je me promis de demander à l’Extasié la raison de sa « brouille » avec Van Kraken dés que nous serions sortis de l’infirmerie.

« Et si on allait le faire, ce petit tour ?, proposa Philippe avec un léger haussement de sourcils.

– A condition de ne pas croiser trop d’Hermétistes… » Marmonna Carter entre ses dents. Puis, plus haut « Mais vous ne croyez pas qu’on va finir par se faire remarquer avec ces robes de chambre ?

– Si vous voulez, je peux vous prêter des vêtements… », hasarda le taciturne Raphaël, « Je n’ai que des jeans et des t-shirts, mais ils devraient aller à tout le monde…

– Ouais, eh bien, je préfère déjà ça à la robe de chambre : », répondis-je en saisissant mon sac, revigorée par cet en-cas des plus nourrissant , et avouons-le, curieuse d’aller faire un peu d’exploration dans les couloirs de Doissetep.

Tout le monde s’étant mis d’accord, nous pûmes tranquillement prendre le chemin de la sortie. Carter signala aimablement aux quatre jeunes préposés à la lige que nous allions faire un tour, non sans une certaine ironie recevant en retour quelques sourires un peu gênés – private joke, sans doute.

« Il faut que vous nous disiez où vous vous rendez », fit l’un des Hermétistes, le même qui se trouvait dans l’infirmerie au moment où nous étions arrivés. « Pas trop loin, j’espère ? ».

« Oh non, nous irons un peu dans le patio ! » répondit Carter, avant d’ajouter, l’air de rien : « Une question, au passage : pourriez-vous m’indiquer où se trouve l’ambassade du Culte de l’Extase ? »

Le jeune homme lui indiqua sans rechigner, et je sautai sur l’occasion pour me renseigner sur l’ambassade de ma Tradition, pensant que ça pourrait m’être utile. La réaction de l’Hermétiste m’indiqua que décidément, les miens ne devaient pas beaucoup fréquenter Doissetep.

« L’ambassade des Adaptes du Virtuel ? », s’exclama mon interlocuteur avec un sourire amusé. « Vous devriez plutôt dire : la pièce ! De toute manière, il n’y en a qu’un qui est là en ce moment, un type un peu bizarre, comment est-ce qu’il s’appelle déjà ?

– Vecteur Hugo, intervint un de ces compagnons qui jouait aux dames dans la loge.

– Ah oui, c’est ça, Vecteur Hugo ! Ce n’est pas très compliqué, Mademoiselle : vous allez tout droit. », il agrémenta ses paroles d’un geste pour m’indiquer la direction : « Vous prenez la sixième porte à gauche, et quand vous tombez sur un couloir parallèle à celui que vous venez de quitter, vous allez à gauche, tout droit et à droite. Vous ne pouvez pas vous tromper, c’est une porte métallique. Mais frappez avant d’entrer, le gars à -parait-il- mauvais caractère.

« Je vous remercie beaucoup ! » répondis-je avec un grand sourire avant de le quitter pour rejoindre les quatre autres qui m’attendaient un peu plus loin. Le jeune homme me regarda partir, l’air un peu perplexe devant ma réaction visiblement si joyeuse ; il ne devait certainement pas se douter de la très agréable surprise qu’il venait de me faire. Si je trouvais un peu de temps avant notre interrogatoire par les Hermétistes, j’allais enfin savoir à quoi ressemblait mon Mentor dans la réalité physique.