La Croisée des Chemins

Nous repartîmes d’un bon pas, précédés par l’onirologue, lui au moins avait déjà eu l’occasion de se rendre dans son ambassade ! Personnellement, j’aurais eu un peu de mal à me retrouver dans ces couloirs qui se ressemblaient tous (j’entends par là : au moyen de la perception visuelle, parce que pour ce qui est de la spatiale, ça ne pose aucun problème) : du bois, toujours du bois, encore du bois, et ces lanternes diffusant leur douce lumière tamisée à des intervalles réguliers. Je marchais à l’arrière de notre petit groupe, en compagnie de Carter, et c’est au cours de cette promenade que je lui demandai à mi-voix, s’il était au courant de l’animosité de Lucius Van Kraken envers sa personne.

« …Mais… Comment tu sais ça toi ? » répondit le Cultiste, légèrement surpris.

– J’ai « surpris » une conversation entre les deux Rêveurs de service, tout à l’heure. Alors ? C’est quoi votre problème ?

– Disons… Qu’il m’en veut à cause de son frère…

– Ah ?

– Son frère est un peu mort…

– … Je vois !

– Pourquoi tu me demandais ça ?, reprit Carter, un peu inquiet

– Euh… Selon Curtius, il est fort probable qu’il y ait un Certamen avant la fin de la semaine, si tu vois ce que je veux dire.

– Et merde… »

Au moment où l’Extasié lâchait ces mots, nous pénétrâmes dans une salle de lecture hémisphérique, fort semblable à celle où nous avions vu Curtius pour la première fois, si ce n’était qu’il ne s’y trouvait personne, ou presque. Sur une table était posé un candélabre répandant sa lumière orangée, quelques livres, une sorte de plateau… et un gramophone. L’incongruité d’un tel objet dans cette pièce attira mon attention, et mon regard se posa alors sur l’homme assis à la table, une silhouette à demie noyée par la pénombre qui l’entourait… Une silhouette qu’il me semblait déjà avoir vu quelque part.

« Oh, je ne vous attendais pas si tard… », l’homme releva la tête vers nous, et je reconnu alors sa voix, tout comme ses yeux bleu, ou bruns, ou verts, selon les moments… Tout comme son costume blanc immaculé, son masque noir et blanc marqué d’un perpétuel et léger sourire rêveur, ses cheveux noirs agités par un vent n’existant que pour lui…

Philémon !

Philémon, qui se leva, délaissa son jeu d’échecs – car je voyais mieux maintenant ce qu’était le plateau sur la table – pour venir s’approcher quelque peu de nous, à la grande surprise de mes compagnons qui venaient juste de l’apercevoir.

« La partie avance à ce que je vois ?… », demanda Philippe, retrouvant rapidement son aplomb.

– Votre curiosité est toujours la même… », répondit l’énigmatique personnage. Lui, c’était sa voix qui n’avait pas changé… Une voix douce… Sans timbre… Sans émotions… Exprimant plutôt une sorte de pensivité.

Sur le plateau, la partie avait effectivement bien avancé depuis notre précédente rencontre. Les pions blancs comme les noirs – de ces derniers, aucun n’était manquant – avaient tous bougés. Mais le nombre des pièces et leurs positions étaient incongrues, comme le fit remarquer Daniel, la partie avait sans doute duré longtemps, et une bizarrerie étaient ailleurs à noter : les deux rois étaient toujours à leur place.

Philémon se rassit, se plaçant du côté des pions noirs, reprenant sa position perplexe, ou peut-être pensive, coudes sur la table, doigts croisés sous le menton. « Tiens, vous êtes du côté des noirs, maintenant ? », s’étonna Philippe, qui contemplait attentivement le plateau de jeu.

« Aaah… tout ne semble pas ce qu’il paraît être, jeune homme… », répondit Philémon sans relever les yeux. « Tout ne semble pas ce qu’il paraît être… Blanc, noir… Tout est une question de choix… Ce qui est en apparence votre ennemi pourrait bien vous sauver la vie et inversement… »

« C’est à vous de jouer là ?

– Oui. Oui c’est à mon tour, bien que je ne craigne fort que ce ne soit bientôt à Lui. »

Alors qu’il venait tout juste de dire ces mots, la pièce de la reine noire se déplaça d’une case, comme pour menacer à nouveau les positions de Philémon.

« Je vois… », murmura ce dernier. « Ainsi tu commence à déclancher l’offensive …

– Vous devriez prendre sa tour avec la votre, intervint Philippe, ça mettrait son roi en danger. De toutes façons, au prochain coup, lui peut mettre en danger votre tour, votre roi ou votre cavalier…

– C’est pour cela qu’il a fait ce mouvement », répondit calmement Philémon, sans faire un seul geste. « Pour me prévenir. Car ces trois choix vont maintenant avoir lieu. Mes prochains coups seront défensifs, jeunes gens. Je ne veux pas sacrifier de pièces. J’en ai déjà trop sacrifiées.

– Votre adversaire semble pourtant avoir l’avantage, fis-je remarquer, il contrôle plus de pièces. Et des pièces maîtresses.

– Certes. Il se dévoilera bientôt. Vous savez… moi, je ne peux que manipuler des pièces sur un échiquier. Mais vous, vous pouvez faire la différence. Vous n’êtes pas des pions. »

Sur ces mots, Philémon tendit la main, plaçant la tour blanche derrière le cavalier blanc. Apparemment, sa manœuvre avait pour but de voir si son adversaire était prêt à prendre ledit cavalier avec son fou noir, ce qui laisserait cette pièce à la merci de la tour blanche.

« La dame noire menace l’un de vos pions, nota Philippe

– Ce n’est pas grave, il a atteint son but », répondit Philémon. « Ne vous focalisez pas tant sur les pions, jeune homme. Après tout, chaque échiquier représente un joueur et son adversaire, ni plus, ni moins… »

Philémon garda le silence un instant, paraissant retombé dans sa pensivité, fixant à nouveau le plateau. Puis il reprit doucement de son étrange voix égale : « Cet endroit est menacé par la trahison, et vous devez l’empêcher de chuter. Le temps presse… Si les sept n’ont pas encore été révélés, Lui les a toutefois en sa possession. Mais il a fait une erreur, peut-être moment une deuxième , en vous laissant partir… »

A ce moment, comme mue par une main invisible, la tour noire bougea. Aucun de nous ne pu lui prêter attention plus longtemps. L’instant d’après, un cri déchirait l’étrange atmosphère distordue de cette pièce emplie par une très légère brume, un hurlement d’épouvante et de douleur venant vraisemblablement de la direction par laquelle nous étions arrivés.

« Qu’est-ce que c’était que c’était que ça ? » murmurai-je.

« Aucune idée », souffla Daniel avant de se tourner vers Philémon qui entre temps s’était levé sans toutefois s’approcher de nous – A bien y réfléchir, il ne s’était en fait jamais beaucoup approché de nous.

« Je crois que nous allons bientôt devoir repartir », reprit l’Hermétiste à son adresse. « Dites-moi Philémon, que pensez-vous de l’évolution de la partie ? »

« Elle n’a jamais vraiment beaucoup évolué. Quand une partie s’achève, il y a un gagnant et un perdant, puis une autre partie commence. Cette partie là est bientôt sur le point de finir.

– Et la Pierre ?

– La Pierre… Certains d’entre vous ont de fausses idées sur elle… Elle n’est qu’une sorte d’allégorie, tout comme moi. Pour trouver la vérité, il faut aller plus loin… »

Daniel d’apprêtait à ouvrir à nouveau la bouche, lorsqu’il fut interrompu par Carter, qui durant quelques secondes était demeuré silencieux, le regard perdu dans le vague :

« C’est lui ! », hurla l’Extasié, comme s’éveillant d’un cauchemar.

« Lui ? Qui ça, Lui ? », demanda Philippe en haussant un sourcil étonné.

– Le Nephandus ! Je l’ai vu ! Il est dans la bibliothèque et il va prendre la Pierre dans la main de Sardenia !

– Oh c’est pas vrai ! », m’exclamai-je tandis que Daniel, en face de moi, ouvrait de grands yeux. « Il faut q’on fasse quelque chose, Daniel ! Au moins prévenir quelqu’un !

– Non, il est inutile de vous presser, jeunes gens… », intervint Philémon. « Ce que vous avez vu n’est rien d’autre que le passé. »

Il y eut un flottement, durent lequel nous nous regardâmes les uns les autres ; visiblement, chacun devait se demander s’il avait bien entendu.

« Le passé ?, hasarda Daniel

– Le passé, répéta Philémon

– Euh… C’est quoi cette histoire ? » ricana Philippe « On est au moins toujours à Doissetep, là, ou ça aussi c’est complètement chamboulé ?

– Vous n’êtes plus à Doissetep effectivement. Ou plutôt, vous êtes à la fois à Doissetep et chez moi. », répondit Philémon, avant de se tourner vers Daniel pour poursuivre : « Et cette Fondation n’est plus ce qu’elle était ; ses mages sont aveuglés par leurs hybris. L’aigle est sur le point de s’acoquiner avec le serpent. Vous devez l’en empêcher, car le serpent le mordra et il mourra, les ailes brisées, en emportant avec lui ciel et étoiles. Vous êtes les seuls à pouvoir agir, car vous êtes les seuls à pouvoir être entendus. C’est pour cela que j’ai pris le risque de vous parler, maintenant que les Sept Messagers sont sur le point se revenir, et que l’aigle a trop oublié de contempler le sol. Quant à vous », acheva t-il en regardant Carter, « Vous ne devez pas oublier votre vision, même s’il s’agit du passé. Mais il va falloir vous laisser. »

Philémon se rassit et reprit sa position pensive, mains nouées sous le menton, comme à notre arrivée, sans plus ajouter un seul mot… Nous laissant par là même à nos propres cogitations.

« Mais si c’est le passé, alors que fait Sardenia dans la bibliothèque ? », fis-je, un peu pour moi-même, « On aurait quand même pas sauté dans l’avenir ?

– Moi, j’ai l’impression que le temps est en train de se déliter complètement…, soupira Carter, si je confronte mon histoire avec la votre, que m’a si bien raconté Philippe, vous êtes partis de Strasbourg le 25 novembre, alors que j’y suis arrivé le 11 décembre et que le Deva a pété le 14…

– Et tout ça en 1997 ?

– Exactement. J’ai pensé à cela quand je me suis réveillé à Doissetep et que l’Onirologue m’a dit qu’on était le 27 novembre… Peut-être une question de mondes parallèles ?

– Oh non pas encore !, m’exclamai-je, on ne va pas se refaire Sliders, tout de même ! »

Carter garda le silence un instant, les yeux mi-clos,, comme s’il se concentrait, alors que Daniel contemplait d’un air quelque peu songeur le pendentif qu’il portait au cou. Puis, l’Extasié revient à ce qui l’entourait, en l’occurrence, nous trois, et reprit à mi-voix, un peu perplexe :

« J’ai essayé de voir s’il y avait une différence de temps entre vous et moi, mais apparemment, ce n’est pas ça… C’est comme… Comme s’il y avait une barrière de temps autour… Une sorte de décalage entre cette endroit et nous.

– Si l’explosion du Deva causé une déchirure dans le Canevas, peut-être y a-t-il eu des répercussions même dans l’Umbra… », lâcha Daniel, le sourcil froncé, cherchant une explication qu’il ne trouvait pas.

– Nous devons être à mon avais dans une poche d’Umbra spirituelle », intervint Raphaël. « Vous avez dû sentir comme moi la légère brume magyque qui flotte dans cet endroit… »

Daniel ne répondit rien à cela et s’avança d’un pas décidé vers Philémon. Il avait sur le visage un air déterminé que n’aurait jamais eu Daniel Dufour que nous avions rencontré chez les Fils de la Lune, et peut-être Philémon remarqua t-il aussi cela, bien qu’il ne levât pas vraiment la tête pour répondre à l’Hermétiste.

« Dites-nous, Philémon… Qui sont les Sept Messagers ?

– Eh bien… Contemplez donc la partie, si vous voulez vous en faire une idée… », murmura Philémon, le regard braqué sur l’échiquier. Pendant que nous parlions, il y avait vraisemblablement bougé le fou blanc, qui se trouvait maintenant en face de la reine noire. Un mouvement laissant à cette dernière une option risquée : si elle prenait le fou, elle serait alors à la merci de la tour blanche.

Cette partie me laissant une curieuse impression, l’impression que Philémon tournait en rond, sans prendre d’initiative, comme essayant d’attirer son adversaire pour lui faire faire des fautes. Plusieurs pièces blanches servaient d’avant-garde, et plus je fixais le plateau du jeu, plus je me disait que Philémon n’avait pas l’intention de prendre d’initiatives.

« L’on dirait que c’est mon adversaire qui a pris l’avantage et l’initiative de l’offensive », fit la voix de Philémon, telle un écho à mes pensées ; était-ce une illusion ou y avait-il un très léger sourire dans ses paroles ? « Nous n’allons pas tarder, jeunes gens, à savoir qui sont les Sept Messagers… »

Tous les cinq nous nous penchâmes à nouveau sur l’échiquier où s’affrontaient sept pièces blanches et sept pièces noires. Les noires qui comportaient surtout des pièces maîtresses, étaient presque toutes en avant-garde ; quant aux blanches, ne restaient maintenant que le roi, le fou et la tour, la reine semblant avoir disparu. Leur position était fixe, bloquée plus ou moins au centre de l’échiquier ; mais d’après cette position, les noires allaient bientôt attaquer. Ils avaient en arrière-garde le roi, un cavalier et un fou, presque côte à côte, tandis que ne restaient que deux pions pour défendre le roi blanc. La pièce noire la plus proche des blancs était la reine.

« Philémon… », commença enfin Carter à mi-voix, « seriez-vous en mesure de nous transporter là d’où nous sommes venus ?

– Je puis même vous transporter ailleurs, vous, si vous le désirez… », répondit Philémon, comme à une question muette de l’Exstasié. « Le choix est le votre. Vous pouvez aller où vous le voulez, mais en faisant cela, vous risquez gros… Bien qu’il faille parfois savoir prendre des risques. Vous n’êtes pas le premier à avoir une telle rancœur.

– Si je comprends bien, ironisa Carter, Je n’ai plus qu’à rester m’amuser à Doissetep, moi aussi !

– On ne choisit pas le destin… », fit notre interlocuteur avec un soupir presque imperceptible. « Pour partir d’ici, vous n’avez qu’à sortir, jeunes gens. Je crains toutefois que nous ne puissions nous revoir avant un certain temps… Car mon temps ici commence à se raccourcir. Il aurait même été plus bref, si je n’avais…gardé des liens avec cet endroit… »

Philémon se replongea dabs la contemplation de sa partie d’échecs, et il fit penser en cet instant , je ne sais pourquoi, à Sir Malcom… Peut-être à cause de ce soupçon de légère tristesse que je crus alors déceler dans son attitude. Il ne répondit pas lorsque nous prîmes congé de lui, et nous nous apprêtions à poursuivre notre route lorsque Raphaël se retourna vers la porte par laquelle nous étions entrés, sourcils froncés, comme pour l’examiner avec attention.

« Qu’est-ce qu’il y a ? », lui demandai-je, un peu intriguée, il ne bougea pas, l’air toujours aussi perplexe.

– Je suis en train de me demander si je dois aller voir ce qu’il y a derrière… », répondit lentement Raphaël. La porte était restée ouverte sur le couloir menant au dortoir, et plus loin à la bibliothèque secrète, et l’Onirologue, après quelques secondes de réflexion supplémentaires, se décida à avancer.

« Ce n’est pas la peine de retourner à la bibliothèque, s’étonna Daniel ; mais Raphaël ne l’écouta pas.

– Moi, le truc qui me surprend, c’est que Porthos n’a pas emmené la Pierre quand il en avait l’occasion », dit Carter, ignorant les actions de l’Onirologue.

– Ah ouais, toi aussi ? », renchéris-je, heureuse de constater que je n’était pas la seule à me poser des questions à ce sujet. « Le Père Porthos doit cacher quelque chose à mon avis – quoique ce doive être le cas de tout le monde dans cette Fondation !

– Ben y vont où, ces deux là ? », demanda alors abruptement l’Exstasié, en constatant que nos deux compagnons venaient de pénétrer dans le couloir obscur serpentant en direction de la bibliothèque.

– Je propose de ne pas rester seuls ici comme deux crétins ! », lui répondis-je en me dirigeant à mon tour vers la porte, malgré la sensation de méfiance que m’inspirait tout cela, bien différente de cette impression de légèreté, de rapidité de pensée, que nous avions ressenti lors de notre première rencontre avec Philémon. Je me souvenais pas que ce couloir était aussi sombre… et si je ne me trompais, il y avait bien eu des torches, lors de notre premier passage, pour nous éclairer…

Carter passa le seuil, les ténèbres semblèrent s’écarter légèrement, l’enveloppant pour l’accueillir, durant quelques secondes. Puis, elles l’engloutirent et il disparut totalement. Peut-être m’arriva t-il la même chose, je ne sais pas ; j’aurais dû être intriguée, mais tout cela me paraissait soudainement parfaitement naturel. Peu à peu, je perdis le fil de ce que je faisais… C’était comme si mes souvenirs disparaissaient, les uns après les autres ; mais rien de tout cela n’était une quelconque menace. J’avais l’impression de flotter dans l’eau d’un lac, remontant doucement vers la surface… Une impression très plaisante, en fait.

Dans un sursaut de volonté, j’essayai de voir où j’allais, il me semble que la partie consciente de mon être me hurlait de m’arrêter,et je ralentis durant un court instant. Mais à peine avais-je eu le temps de me demander ce qui se passait, que cet avertissement cessa. Je continuai d’avancer, comme dans un rêve, comme délivrée d’un quelconque fardeau. Puis, j’eus l’impression de passer une porte, de partir… Et tout ce qui était autre que ma conscience disparut.

Comme si tout n’avait été qu’un rêve.