La Croisée des Chemins
IV. Comme un rêve
J’ouvris lentement les yeux sur un plafond au centre duquel était suspendue une lanterne éteinte. La lumière provenait de la gauche et lorsque je tournai la tête, je m’aperçus que j’étais seule dans cette chambre, éclairée par la lueur du soleil.
Je me redressai sur un coude, promenant mon regard sur l’endroit où je me prouvais. La pièce était petite, sans doute pas plus de dix mètres carrés, mais elle était fonctionnelle, meublée d’un bureau, d’une armoire, et d’un lit sommaire mais propre. Sol, murs et plafonds étaient en bois ; en face de moi, une porte fermée, et des vêtements posés sur une chaise, près de l’armoire : une longue robe d’été bleue ainsi qu’une paire de sandales aux lanières brunes. Je me sentais très calme, très reposée, aussi fraîche que si j’avais dormi vingt-quatre heures d’affilée… J’aurais presque pu croire que tout n’avait été qu’un mauvais rêve.
Presque.
En me levant pour me diriger vers la fenêtre, je constatai que ma nuit avait du être agitée, et que j’avais envoyé draps et couvertures sur le côté, chose dont je ne gardais aucun souvenir ; Dehors soufflait un léger vent qui balayait un paysage de montagnes et de gigantesques pics escarpés, parfois enneigés. A perte de vue, dans le ciel, s’étendaient des nuages d’un blanc cassé laissant néanmoins filtrer une lueur pourpre et rosée ; l’atmosphère de grandeur nimbant ce paysage majestueux m’indiquait que je me trouvais encore très certainement dans le royaume de Doissetep. Et d’après ce que je pouvais en déduire, c’était le matin.
Je me débarrassai de ma robe de chambre pour enfiler la robe pliée sur le dossier de la chaise et glisser mes pieds dans les sandales, notant par là même qu’il serait temps que j’aille faire un petit tour aux thermes dès que possible. Avisant du regard mon sac posé au pied du lit, je m’en saisis et effectuai une rapide fouille de mon environnement – carafe et verre posés sur le bureau, armoire presque vide à l’exception de quelques livres et revues en diverses langues – pour voir ce qui s’y trouvait d’intéressant. Puis j’entrepris de partir en exploration, m’interrogeant quant à mon arrivée dans cette chambre.
Si le sol et les murs du couloir étaient eux aussi en bois, le plafond, lui, était constitué de pierre taillée. Tous les cinq mètres environ y étaient accrochées des lanternes en cristal ; au mur quelques peintures, plutôt de bon goût, il fallait l’avouer. Ce long couloir donnait à ma droite sur une longue allée, à ma gauche sur une arche surmontée de différents symboles, mais à peine avais-je eu le temps de me promener un peu en observant les lieux que je tombai nez à nez avec Daniel sortant d’une autre chambre, bientôt suivi par nos trois compagnons. Je pus constater à cette occasion que je n’étais pas la seule à bénéficier d’une nouvelle garde-robe, puisque chacun d’entre eux portaient des vêtements bien plus seyants que nos robes de chambre, Daniel bénéficiait même, sur le côté gauche de sa veste noire, du carré encadré par un serpent qui était le symbole de la Tradition hermétique. Au moins avions nous l’air d’autre chose que de grands malades qu’on reconduirait directement à l’infirmerie en les voyant se promener dans les couloirs.
Carter et Philippe avaient l’air en pleine forme et ledit Philippe nous fit d’ailleurs tous profiter de ses exclamations enjouées concernant sa guérison plus que rapide ; en effet, son inflammation avait presque entièrement disparu – sans doute sous l’effet de la potion de Zéphyr.
Daniel et Raphaël , quant à eux, paraissaient nettement moins enclins à la gaieté, et leurs traits un peu tirés indiquaient qu’ils n’avaient pas du aussi bien dormir que nous ; ils parlaient entre eux à voix basse, le regard sombre, mais je n’eus pas le loisir d’écouter ce qu’ils se racontaient car Philippe me fit part à ce moment de son inquiétude concernant Janus.
« Janus ? répondis-je, un peu étonnée par ces paroles. Comment ça, Janus ?
Eh bien, depuis qu’on est …passés par le miroir, il n’est toujours pas réapparu. Et tu sais bien qu’en temps normal, il est avec moi en permanence…
C’est qui, Janus ? » demanda Carter, intrigué par notre conversation. Philippe lui expliqua qu’il s’agissait de son Avatar, lui tenant compagnie tout le temps, et qu’il nous avait suivis dans la Terre-Miroir, où il était tangible, mais sans visiblement revenir avec nous à la suite de Sardenia. L’Extasié le regarda d’un air un peu surpris, mais n’eut pas l’occasion d’ajouter quoi que ce soit, car Daniel se tourna vers nous. A la tête qu’il faisait, on aurait dit qu’il sortait d’un enterrement.
« Je voudrais vous demander une chose … commença-t-il à mi-voix, comme s’il craignait que quelqu’un ne vienne à entendre ce qu’il apprêtait à dire. Est-ce que vous avez aussi… rêvé ?
– Rêvé ? répondis-je . Pas que je sache. Ou alors je ne m’en souviens pas…
– Moi non plus, fit Carter. Pourquoi cette question ?
– Il se trouve que nous avons tous deux fait le même rêve ou plutôt le même cauchemar ! dit Raphaël, tout aussi inquiet que Daniel. Nous avons vu Strasbourg réduite à néant, et sept hommes noirs armés qui la contemplaient. L’un d’eux a donné un coup d’index dans la voiture…
– Et la voiture a volé sur plusieurs mètres, comme si elle n’était qu’un brin de paille ! » poursuivit Daniel.
Un instant je ne pus m’empêcher de songer à ce que nous avait dit Christine Ernhardt au sujet de l’avenir de notre ville, menacée par une tempête de Paradoxe. Mais je chassai aussitôt cette vision, car Daniel parlait toujours et je n’allais certes pas brider ainsi ma curiosité.
« Ensuite, c’était comme si le monde entier vacillait autour de nous, et nous nous sommes retrouvés devant une immense tour de métal portant un étrange symbole, un œil au centre d’un cercle, sous un ciel rouge sang.
– Il y avait des voix autour de nous…, ajouta Raphaël ( je crois que depuis que nous le connaissions, jamais encore il n’avait été aussi loquace), qui annonçaient le retour de sept messagers et de trois pierres ; l’une d’elle a parlé d’un certain Umiboshi-sama, mais je ne sais pas qui peut bien être cette personne…
– Après cela, il y a eu un gigantesque tremblement de terre. Et c’est là que je me suis réveillé et Raphaël aussi, sans doute. acheva Daniel avec un léger soupir dans la voix.
– Un charmant tableau, ironisa Philippe avec un petit sourire en coin.
– Je crois que je ferais bien de parler de cela à mon maître…. » murmura Raphaël pour lui-même. Daniel, quant à lui, annonça clairement son intention de demander conseil à maître Bartolf au sujet de ce qui se passait actuellement.
« Si j’étais toi, je me méfierais un peu… dit Carter, d’un air dubitatif…
– Voyons, je ne vais pas non plus tout lui dire ! rétorqua Daniel, visiblement offusqué par cette remarque.
– Ouais, eh ben moi, j’espère que les Hermétistes vont nous laisser un peu tranquilles ! dit Philippe sur un ton légèrement morose.
– Tu parles ! Avec le foin qu’on a fait dans leur bibliothèque, ils ne vont pas se gêner pour nous faire raconter toute notre histoire en trente six exemplaires et sans carbone ! Et en plus, dans un panier de crabes comme celui-ci …
– Un panier de crabes à la marée montante, oui ! Quand tu m’as fait ton laïus sur les Traditions, tu aurais pu me prévenir !
– Sauf que c’est la première fois que je mets les pieds à Doissetep ! Je ne pouvais pas rêver que c’était encore plus tordu que ça !
– Bon, intervint Daniel, en levant les yeux au ciel, ce n’est pas la peine de se disputer pour cela ! Si vraiment ça tourne mal, laissez-moi faire, je dirai que je vous ai manipulés, au moins ça vous innocentera… »
Avec une synchronisation presque parfaite, Philippe, Carter et moi accueillîmes ces mots par un bref éclat de rire, tant la pensée de Daniel Dufour en train de nous manipuler paraissait absurde et bien peu croyable. Inutile de dire que Daniel eut l’air encore plus vexé qu’avant par notre réaction.
« Non, n’en rajoute pas, ricana Philippe en pouffant à moitié derrière sa main. On va arrêter les frais ici !
– Tu crois peut-être que tu ne fais jamais rien d’idiot, toi ? rétorqua Daniel avec une certaine aigreur. Le rush de Quintessence à côté du Scorpion, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de le faire, en tout cas !
– Eh, oh, monsieur l’Hermétiste, l’idée stupide, elle vous a quand même sauvé la peau ! »
Et cela aurait pu continuer longtemps si des bruits de pas venant de notre gauche ne s’étaient pas fait entendre à ce moment. Philippe et Daniel s’interrompirent, nous vîmes apparaître alors un Zéphyr souriant, visiblement content de nous voir éveillés.