La Croisée des Chemins
« Eh bien, je constate que vous avez à présent l’air en pleine forme commença-t-il en nous saluant.
– Eh… oui, répondit Raphaël, un peu troublé, Euh, dites-moi, où nous avez- vous trouvés ?
– Trouvés ? demanda Zéphyr, l’air sincèrement surpris par cette question.
– Oui, il veut dire qu’il ne sait plus en fait où il s’est endormi ! intervint Daniel en donna un discret coup de coude à Raphaël pour lui signifier de ne surtout pas le contredire Enfin, vous comprenez…
è Je comprends surtout que vous devez avoir envie d’un solide petit déjeuner après un tel sommeil ! sourit à Nouveau Zéphyr. Qu’en dites-vous, messieurs ? »
La réponse fut unanime et nous suivîmes Zéphyr dans le couloir de bois. Je me disais qu’après cela, j’irais bie,n volontiers faire un tour aux thermes, enfin lorsque Carter me fit signe de ralentir un peu pour me glisser quelques mots à l’oreille.
« Je crois qu’il va falloir que nous retrouvions Simon …
– Simon Kopacek ? murmurai-je. Il n’est pas censé être mort ?
– En définitive, je n’en suis pas si sûr. Mais je pense qu’il savais un peu ce qui allait se passer. Il y aurait des informations importantes dans son Trinity.
– A Strasbourg ?
– Chez lui, à Strasbourg, oui. Où peut-être est-il dans les mains de Christophe Schmidt, je ne sais pas. Il faudrait le retrouver et décrypter ce qui s’y trouve. »
Carter se tut, car nous arrivions dans une salle possédant deux portes en bois, celle de droite étant d’ailleurs ouverte et celle de gauche se trouvant nantie d’une serrure. Sur une table, au milieu de la pièce, était posé une unique bol.
« Ah, décidément, il n’a même rien préparé ! fit Zéphyr, à voix basse. Puis plus fort : Narvi ? Narvi ?? Cela te dérangerait-il d’apporter à nos jeunes invités de quoi manger ? »
Il y eut un peu de remue-ménage dans la pièce attenante ; puis par la porte demeurée entr’ouverte, sortit un jeune homme d’une vingtaine d’années portant une robe de bure de laquelle dépassait un bleu-jean un peu trop long et une paire de Nike Air Pro. Ses cheveux d’un brun sombre étaient coiffés de la même manière que ceux de Stan, à la différence près qu’ils surmontaient un visage à la peau très claire et à l’air quelque peu endormi.
« Que désirez-vous ? nous demanda Zéphyr tout en se tournant à demi vers nous. Thé ? Chocolat ? Café ?
– Oh, du café, ça ira » répondis-je, presqu’une même temps que Philippe et Carter. Daniel et Raphaël ajoutèrent qu’ils en prendraient eux aussi, et Zéphyr revint à Narvi pour lui demander d’aller préparer du café. Le jeune homme grommela quelques mots, visiblement désireux de râler un peu, et se dirigea en baillant vers la porte en bois tandis que Zéphyr nous invitait à nous asseoir avant d’aller lui-même chercher de quoi manger. Il revint très vite avec du pain, une cruche et quelques verres qu’il posa devant nous.
« Je constate que le traitement a fait effet, jeune homme , dit-il en observant rapidement Philippe d’un œil satisfait.
Oui, hein ? Je ne pensais pas que ça irait aussi vite ! » sourit Philippe en s’emparant de l’une des cruches pour regarder ce qu’il y avait dedans. A ces mots, Zéphyr fronça légèrement les sourcils, mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit, car à ce moment, Carter lui demanda s’il avait un journal sous la main.
« Un journal ?
– Oui, un journal de chez moi… Le New York Times, ou le Wall Street Journal… Enfin, je demande ça comme ça, mais je pense que vous ne devez sans doute pas les avoir …
– Mais si, nous avons les journaux ! répondit Zéphyr d’un air évident. Ce n’est pas un problème. Attendez un instant , je vais aller voir… »
« C’est le journal d’hier ! annonça Zéphyr, de retour, en tendant à Carter un exemplaire du New-York Times. Narvi n’est pas encore allé chercher le nouveau. Ce n’est pas trop grave ?
– Non, non, ça ne fait rien. » dit Carter, la bouche à moitié pleine, en dépliant le quotidien pour voir la date, tandis que je me penchais par-dessus son épaule afin de faire de même. La seconde suivante, Carter recrachait à moitié son bout de pain, et j’aurais fait de même si j’en avais eu un moi aussi dans la bouche, tant le choc fut grand.
Sur la première page, juste en-dessous du titre, s’étalaient fièrement les mots suivants : December, 24th, 1997 – Merry Christmas !
« Un mois ! » suffoqua Carter, s’attirant un regard étonné de Philippe… Philippe qui s’étrangla également quelque peu lorsque je lui eus désigné la date. Le mot devait passer très vite et de manière discrète de Daniel à Raphaël.
« Qu’y a-t-il ? « s’enquit Zéphyr Je n’ai pas compris ce que vous disiez…
– Oh, rien c’était de l’anglais ! mentit Carter avec un aplomb presque déconcertant. Je suis content d’avoir des nouvelles de chez moi, c’est tout ! »
Il y eut quelques minutes de silence, chacun d’entre nous s’occupait à beurrer et engloutir ses tartines. Je n’avais pour ma part aucune envie d’exposer devant Zéphyr mes états d’âme concernant ce qui nous était arrivé, car je devais avouer que je ne faisais toujours pas confiance à ce type, malgré sa gentillesse et son incroyable altruisme… si incroyable d’ailleurs qu’il pouvait en devenir douteux.
« Savez-vous que vous êtes arrivés à temps ? reprit soudainement Zéphyr, voyant qu’aucun de nous ne reprenait la parole. Il va arriver bientôt…
– Hmm, qui ça ? fis-je aiguillonnée par ce brusque redémarrage de la conversation.
– Eh bien, l’Inquisiteur chargé de vous interroger… je veux dire Lucius Van Kraken. Il semble que vous ayez une grande importance à ses yeux…
– Excusez-moi l’interrompit Carter, en repliant son journal, mais où sont les toilettes ?
– Tout de suite à droite » répondit Zéphyr, avec un vague geste de la main, tandis que je regardais du coin de l’œil s’éloigner l’Extasié. Allait-il vraiment aux toilettes, ou préparait-il quelque effet magyque en vue de pouvoir décamper vite fait dès que le Van Kraken mettrait le pied dans cette salle ?
« Je voulais vous demander… commença Daniel. Où en sont les réunions Inter-Traditions ?
– Vous voulez parler de la politique avec les autres ambassades ? Elles se sont repliées sur elles-mêmes depuis l’incident de Strasbourg. Le conseil va se réunir d’ailleurs dans vingt-quatre heures. Mais vos témoignages ne seront pris en compte que lorsque vous serez passés devant l’Inquisiteur. Vous devez être solvables, vous comprenez. Déjà que le conseil a été repoussé à cause de votre petit « coup de fatigue »… qui a tout de même duré trois jours de suite, notez-le.
– Vous auriez du nous réveiller ! dit Daniel en fronçant les sourcils.
– Vous réveiller ? J’ai du empêcher le Conseiller qui était arrivé le premier de le faire oui ! Jeunes gens, vous aviez grand besoin de repos, votre mental était aussi endommagé que votre physique… »
Carter revint à ce moment, regagnant tranquillement sa place avec un petit sourire au coin des lèvres. Daniel était en train de demander à Zéphyr si le Conseiller Hermétiste était déjà là.
« Le représentant des Forces doit être maître Bartolf de la Lune Chantante, si je ne me trompe… c’est un des trois maîtres en tout cas. Il est arrivé il y a peu.
– Je voudrais quand même bien savoir ce que moi, j’ai à faire dans tout cela… grommela Raphaël à mi-voix. Je n’ai pourtant rien à y voir !
– Comment cela ? dit Zéphyr, un peu surpris. C’est pourtant vous qui vous êtes proposé comme co-signataire de leurs témoignages… D’ailleurs, je dois dire que votre coup de fatigue à vous est beaucoup moins compréhensible que le leur, car vous n’avez pas vécu comme eux cette bataille… Dites-moi au fait ? Comment vous sentez-vous à présent ?
– Aucun problème ! sourit Carter en s’étirant, adossé au dossier de sa chaise.
– Aussi bien physiquement que mentalement ?
– Mais oui, ne vous inquiétez pas ! réenchéris-je. Par contre, je crois que j’aurais besoin d’un bon bain, après ces trois jours de sommeil.
– C’est compréhensible. Nous avons quand même changé les draps tous les jours, par contre. Il faut dire que vous aviez tous le sommeil agité.. et je reste intrigué par votre perte de connaissance collective. Votre absence a été de plus bien plus embêtante pour certains. Porthos s’est muré dans le silence, et Hortemone en a bien sûr profité pour le critiquer. Le sujet n’est pas banal.
– Et c’est l’avenir d’une ville qui est en jeu ! S’exclama Daniel, posant un peu brutalement la tartine qu’il tenait à la main.
– Ne vous en faites pas, je puis vous assurer que la montée du pouvoir de la Technocratie à Strasbourg va être à l’ordre du jour et il n’y a en tous cas plus de risques de tempête paradoxale.
– Comment ça ?
– Elle n’a tout simplement pas eu lieu. Toutefois, d’après le rapport de Bartolf, il y a eu un énorme taux d’Éveils dans les bas quartiers de la ville . Les différentes factions sont sur les rangs, à commencer par les Nephandi. Quant aux technomanciens, ils se centrent sur les moyens de faire oublier aux Dormeurs ce qui s’est passé. Un autre problème consiste aussi dans le fait que tout un immeuble a été littéralement rasé ; selon la Lune Chantante, il y aurait eu dans les environs un Éveil particulièrement violent… »
Zéphyr poursuivit son récit. Les rapports étaient devenus de plus en plus troublants. Le nombre croissant de mages autour desquels se réalisaient des événements perturbants pour le canevas laissaient à penser qu’il s’agissait là de Maraudeurs ; Pour Zéphyr, ce n’était pas étonnant. A la suite de cette affaire, notre témoignage serait donc particulièrement important, surtout après notre arrivée fracassante.
« Et l’interrogatoire des Maraudeurs ? demanda Daniel. A-t-il déjà eu lieu ?
– Eh bien… il n’y en a pas eu. Les Inquisiteurs n’en ont pas eu le temps, voyez-vous …
– Comment ça, pas le temps ? m’étonnai-je. En trois jours ?
– On les avait consignés dans une cellule de haute sécurité. Mais quand les Inquisiteurs sont arrivés, les geôles étaient vides. Cela a sapé considérablement la position de Porthos et des Moniteurs.
Je ne crois même pas qu’ils soient encore à Doissetep, murmura Daniel, à son air, je devinai qu’il songeait à la même chose que moi : la façon dont les quatre mages du premier groupe avaient disparu de leur prison, sur la terre-Miroir.
– Ont-ils laissé des traces ? s’enquit Carter. Je veux dire, dans le temps ou dans l’espace ?
– Il semblerait que non, et c’est cela le plus étrange. Il n’existe qu’un moyen sûr de quitter Doissetep : la Salle des Mille Mondes, et s’ils étaient passés par là, les Moniteurs les auraient vus.
– Je ne suis pas d’accord, reprit Carter. Il doit bien y avoir l’un ou l’autre chemin, non ?
– Cela équivaudrait à un suicide, les barrière spatio-temporelles entourant Doissetep sont très fortes ! Savez vous ce qui est le plus impressionnant ? La jeune femme gravement blessée n’avait pas encore été soignée. Cela peut vouloir dire qu’il y a eu des complices pour réaliser leur évasion. Et cette question a provoqué un vif émoi ! »
La situation actuelle était en fait assez facilement résumable, s’il l’on s’en remettait aux dires de Zéphyr. Les Moniteurs, essayant de sauvegarder le peu de crédit qui leur restait, ne nous laisseraient aucun droit à l’erreur, et Porthos s’étant appuyé sur eux ces derniers temps, son crédit à lui avait chuté également. Il allait de soi que beaucoup de factions préféraient nous faire porter le chapeau plutôt que de chercher les coupables. Quant au superintendant des Moniteurs, il serait sans doute bientôt remplacé, ce qui aurait des répercutions selon Zéphyr, mais n’était pas une mauvaise chose pour Carter, bien au contraire.
A ce moment, Narvi revint dans la pièce, tenant dans ses bras un gros sac de toile. Il se pencha vers Zéphyr. Mais nous étions suffisamment proches pour entendre ce qu’ils lui dit alors :
« Euh… j’ai croisé Goliath en cours de route, et il m’a dit, dans son langage à lui, bien sûr… que Mireille voulait vous voir tout de suite. Mais il ne m’a pas expliqué pourquoi.
– Qui est Goliath ? demandai-je à brûle-pourpoint.
– Le garde du corps d’une vieille amie, répondit-il doucement Zéphyr en se levant de table. Où est-elle ?
– Elle vous attend dans le patio sud.
– Bien, vous pouvez aller où bon vous semble, mais aucune esclandre ne vous serait pardonnée… nous dit Zéphyr… Quoique… non, réflexion faite, restez plutôt dans le quartier des ambassades, vous y serez plus ou moins en sûreté. Sur ce, je dois y aller. »
Zéphyr prit congé, referma la porte sur lui et nous entendîmes ses pas s’éloigner dans le couloir, tandis que Narvi regagnait sa cuisine. A ce moment-là, s’assurant qu’aucun des deux ne pouvait plus l’entendre Carter se tourna vers nous et nous fit part de sa décision de quitter la Fondation afin d’éviter de se faire tuer par le dirigeant des Inquisiteurs, qui devait sacrément lui en vouloir. Notre Extasié se leva de table pour se diriger vers la porte et au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il me sembla voir l’air vibrer autour de lui, comme formant un voile de chaleur.
« Si quelqu’un veut me voir, je suis dans mon ambassade ! lança-t-il d’un air moqueur, tout en quittant la salle à manger.
– En voilà un qui risque de gros ennuis en faisant ça… » lâcha Daniel avec un léger soupir.
De toutes façons, il est déjà dedans jusqu’au cou, avec Van Kraken ! » rétorquai-je, alors un ennui de plus ou de moins… Je m’interrompis, Narvi entrait à nouveau, tenant d’une main une cruche et de l’autre un plateau où étaient posées cinq tasses qu’il vint nous fourrer sous le nez.
« Je suis désolé, il n’y a plus de café commença -t-il. Mais… où est votre copain ?
– Il est allé faire un tour, ça ne se voit donc pas ? Servez nous donc plutôt du café, fit Daniel.
– Ah.. euh… C’est qu’il n’y en aura pas pour tout le monde… Mais je peux en refaire, vous savez ! – Non, non pas la peine ! dit Raphaël, avec un petit geste de la main, On se partagera ce qu’il y a. »
Le jeune homme haussa les épaules et commença à nous servir. Il n’y avait dans la cruche que de quoi remplir les deux tiers de chaque tasse. Narvi fut sur le point de dire quelque chose mais il se ravisa, et versa le reste du contenu de la cruche dans la tasse que lui tendait Philippe.
L’Orphelin était resté bien silencieux, depuis de longues minutes déjà, et je lui trouvais l’air un peu sombre. Peut-être à cause du fait que Janus n’était toujours pas réapparu, c’est vrai que cela devait lui faire un drôle d’effet – moi-même j’avais le sentiment de ne plus avoir parlé à Audrinn depuis des semaines alors qu’est-ce que cela devait être pour lui…
Nous terminâmes notre petit déjeuner en définissant nos divers projets pour la journée. Daniel voulait aller voir l’ambassadeur hermétiste venu de Strasbourg, bien que l’Inquisiteur, comme le souleva Philippe, chercherait sans doute à nous voir dans pas très longtemps ; mais vu que Carter n’était pas là, cela posait encore un autre problème. Tandis que Daniel et Raphaël examinaient de plus près la situation, j’eus avec Philippe une petite discussion au sujet de cette « distorsion du temps » dont nous étions manifestement victimes, et qui commençait sérieusement à nous agacer. : trop de choses bizarres nous tombaient dessus en ce moment, et nous ne savions plus trop où donner de la tête.
Finalement, nous nous mîmes d’accord avec Daniel pour aller voir Bartolf , qui avait des chances, selon lui, de se trouver dans la Roue, alias le quartier des ambassades hermétistes de Doissetep. Après que Philippe l’ait obligeamment renseigné sur l’heure exacte, c’est-à-dire neuf heures et trente-deux minutes, Daniel demanda à Narvi de quoi écrire, et laissa un mot à l’Inquisiteur qui viendrait nous chercher ; le message était en hermétiste, mais Daniel nous renseigna sur sa teneur : il annonçait notre réveil, ainsi que notre retour pour 14 heures. Puis, nous quittâmes la petite salle à manger, saluant au passage un Narvi qui nous regarda partir avec un air un peu… bizarre.
La Roue nous attendait.