Le Miroir des Mondes
Là, l’implosion brutale de la télé accrochée au-dessus du comptoir et donnant les résultats du tiercé pour les Dormeurs présents m’a interrompue. Des exclamations d’étonnement, de déception, des réclamations s’élevèrent tandis que Philippe et moi-même regardions sans trop comprendre Yann qui revenait vers notre table. A vrai dire, trop absorbée par mes deux conversations, je n’avais même pas remarqué qu’il s’était levé ; mais à le voir ainsi, pâle et tremblant, je commençais à me demander s’il n’avait pas quelque chose à voir dans la destruction de cette pauvre télé – impression confirmée quand il s’écroula sur sa chaise, à moitié dans les vapes.
” Viens, on met les voiles ! ” j’ai lancé à Philippe en attrapant mon sac avant de saisir Yann par une épaule pour l’aider à se relever et le pousser dehors. La moto et la Coccinelle étaient garées non loin de là, au bord du trottoir, et Philippe m’aida à y traîner Yann, qui reprenait peu à peu ses esprits.
” Dis-donc, t’y es pas allé de main morte ! Et ne viens pas me dire que c’est pas toi qui a balancé un coup de Forces dans cette télé !
– ‘Pouvais pas faire autrement…” marmonna le Cultiste en se levant pour faire quelques pas sur le trottoir mouillé.
Il recommençait à pleuvoir – c’était pas aujourd’hui que le temps de chien régnant depuis deux semaines sur Stras’ allait s’améliorer – et je décidai de rester assise sur le siège avant pour ne pas me faire saucer. Visiblement, Philippe venait de suivre le même raisonnement, car il laissa sa moto pour se vautrer sur la banquette arrière.
” Bon, alors dis-moi pourquoi ! ” ai-je ensuite lancé à Yann.
– Paix… Calme… Oubli…
– …Pardon ?
– Ce truc envoyait des messages subliminaux. C’était en train de me bouffer la tête. J’ai trouvé que ça pour m’en sortir…”
Yann s’éloigna un peu, laissant sa portière ouverte. Philippe me regardait d’un air intrigué, une question lui brûlant apparemment les lèvres. Quelque part, je me disais qu’on avait un peu exagéré avec lui ; se faire sauter dessus par deux parfaits inconnus pour s’entendre dire qu’on est mage et que Trads et Technos se battent pour le contrôle du Paradigme ne doit pas être une chose facile à assumer.
” …Des messages subliminaux ?
– Ouais, faut croire. Sans doute un truc de Big Brother . Ces gars-là peuvent pas passer une journée sans essayer d’endoctriner les Masses !
– C’est qui, ceux-là ?
– Le Nouvel Ordre Mondial. Des Technos. Tu connais X-Files ?
– Euh ! Quand même ! Tu veux parler de leurs histoires de complot gouvernemental ?
– C’est un peu ça. Tu mets un costard noir au Smoking Man. Moi, je crois que Chris Carter doit être un peu Techno sur les bords, non ? ”
Yann revenait vers la voiture, l’air de rien, regardant droit devant lui. Il s’installa au volant, ferma la portière, et mit tranquillement le contact en nous disant de ne surtout pas nous retourner. Bien sûr, quand on me dit ça, j’ai tendance à faire tout le contraire. Je me suis retenue de justesse… mais j’ai quand même jeté un coup d’œil dans le rétro. Et là j’ai compris pourquoi Yann voulait qu’on se casse. Derrière nous, une Cad noire était apparue, ralentissant pour venir s’arrêter devant le café.
” Oh-oh… Will Smith a pas apprécié que tu lui démolisses son joujou…” glissai-je à Yann, qui quittait sa place de stationnement sans se presser. Avec un peu de bol, nos copains les MIBs venaient juste constater les dégâts, et rien ne servait d’attirer inutilement l’attention sur nous. Ce système de messages subliminaux devait être l’un de leurs nombreux moyens pour re-normaliser la situation à Strasbourg aux yeux des Dormeurs.
Dans le rétro, j’ai vu que les deux costumés occupant la Cadillac entraient dans le café, ne nous prêtant aucune attention ; apparemment ils n’avaient pas trouvé suspect le départ de la Coccinelle.
” Ca va, je crois qu’on n’a pas été repérés ” , dit finalement yann en tournant au coin de la rue. ” Décidément, je déteste ces gars-là !
– T’es pas le seul ! Phil, un conseil : si ces types te mettent un jours la main dessus, cours !
– Mais pourquoi tant de haine ? ” ironisa Philippe. ” Qu’ont donc fait les méchants Technomanciens pour déplaire aux gentils mages ?
– Disons qu’ils aiment pas les Trads, qu’ils ont sans doute failli faire péter toute la ville, et qu’ils ont autant d’imagination qu’une moule normande. A part ça, c’est à toi de voir…”
Un reflet dans le rétro. L’espace d’un instant, je crus voir une voiture noire arrêtée au coin d’une rue, et un homme vêtu d’un complet noir, assis à son volant, et parlant dans un téléphone portable. Mais Yann allait trop vite, et je n’ai pas eu le temps de m’assurer de l’exactitude de cette scène.
” Yann…
– Oui, j’ai vu. Je sais pas si c’est pour nous. Mais on dirait qu’elle suit le même chemin…”
Sans accélérer, Yann se dirigea vers les quais, tourna à droite ; la Cad prit à gauche, ce qui nous soulagea grandement. Pour mieux brouiller les pistes, Yann tourna encore une fois à droite au premier feu ; amener Phil aux Hermétistes était une chose, traîner derrière nous quelques MIBs en était un autre, que nos bons amis de la Lune Sifflante – pardon, Chantante – n’apprécieraient certainement pas.
J’en étais à me dire que tout n’allait en définitive pas si mal que ça, quand la sonnerie de mon téléphone me tira de mes pensées.
Machinalement, je sortis le portable de ma veste pour prendre la communication, me demandant vaguement qui pouvait bien m’appeler un mardi matin à onze heures. Je n’ai pas eu à me poser la question très longtemps. A l’autre bout de la ligne, une voix masculine : Merci, Mademoiselle. Et ça raccroché.
” Et merde ! ” J’ai rangé le portable. Je venais de comprendre. Comprendre qu’on s’était fait avoir.
– C’était qui ? ” demanda Yann, qui engageait sa Coccinelle rue Oberlin pour revenir une deuxième fois vers les quais.
– Devine ! Ils m’avaient encore jamais fait le coup, mais là c’est gratiné ! C’est plus la peine de finasser, fonce !
– Chié ! ”
Yann accéléra. Une voiture gris métallisé venait d’apparaître derrière nous – et je dois dire que tenter de semer une Rover avec une vieille Coccinelle, c’est un peu pas évident. Vue de l’extérieur, la scène devait faire bizarre.
” Hé, y se passe un drôle de truc avec leurs phares ! ” dit soudainement Philippe alors qu’on déboulait sur le quai Finkmatt en grillant presque le feu. A la place des phares avant de la Rover s’ouvraient maintenant deux trous noirs béants qui n’auguraient rien de bon. J’en étais à me dire qu’il serait grand temps de bricoler un effet de Correspondance bien ajusté, et tant pis pour le Paradoxe, lorsque les deux pneus arrière de la voiture explosèrent. Merde alors, on se serait cru dans un mauvais remake d’un James Bond. Je ne vais jamais avoir le temps de pondre un programme correct ! ai-je pensé de manière presque incongrue. Mais c’était compter sans notre nouvel ami installé à l’arrière ; qui d’autre que lui aurait pu produire pareil effet, alors que je savais pertinemment qu’il ne s’agissait pas de moi et que Yann était bien trop occupé à essayer de conserver ce qui lui restait de tenue de route ?
Le temps sembla s’étirer, se ralentir, se figer, tandis que notre vitesse décroissait, Yann parvenant enfin à rediriger sa Coccinelle selon une ligne à peu près droite. Lorsque la Réalité reprit ses droits, la voiture achevait de s’arrêter à quelques centimètres à peine d’un poteau – une seconde de tension, où les forces de Papa Paradoxe tournèrent leur attention vers nous… puis les ampoules de la rangée de lampadaires explosèrent, projetant autour des piliers métalliques des milliers d’étincelles bleus, roses et vertes. Chose qui aurait été à la limite du plausible si nous avions seulement heurté le poteau. Cela acheva de faire sentir à Philippe combien son effet magyque avait été vulgaire – il se précipita immédiatement hors de la voiture, apparemment sonné et quelque peu malade.
” Dites-donc, vous l’avez frôlé de près, celui-là ! ” Un passant s’était approché de Yann, sorti à son tour pour examiner l’état des pneus. ” Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Ah, ça ! Je sais pas sur quoi j’ai roulé, mais j’ai les deux pneus arrière crevés ! ” C’était un pieux mensonge ; moi aussi, je voyais bien que même si les roues étaient à plat, le caoutchouc ne portait aucune trace de déchirure.
” Les deux ? ! Ben mon vieux, ça c’est vraiment pas de bol !…”
La Rover grise s’était arrêtée le long du trottoir, à quelques mètres de là. Au vu de la mise des deux hommes qui en sortaient, et qui se dirigeaient maintenant vers nous, j’ai tout de suite compris que ce n’étaient pas de simples MIBs. Point positif : tous les trois, on était implicitement d’accord qu’il fallait filer de là le plus vite possible. Point négatif : à pied, c’était pas gagné.
” Vous allez bien ? ” s’enquit le premier Technomancien en s’approchant de Philippe qui s’était remis debout, encore un peu pâle. C’était un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns coupés très courts, portant une paire de Ray-Ban et un costard-cravate noir. ” Vous avez l’air un peu secoué, jeune homme…
– Nous sommes vraiment désolés pour ce qui s’est passé ” , renchérit son compagnon. Un peu plus âgé, la quarantaine peut-être, il avait des cheveux châtains grisonnant aux temps, portait une petite moustache à l’anglaise, et avait rangé ses lunettes de soleil. Son costume à lui était gris anthracite. ” Nous ne voulions pas vous effrayer… Je ne comprends pas comment les choses ont pu évoluer ainsi… ”
Mais oui, c’est ça. Un beau baratin pour donner le change. De telles excuses bidons, et proposer en plus d’établir un constat d’accident ! Comme s’il y en avait eu besoin ! Tant qu’il y avait des Dormeurs dans le coin, ils n’agiraient pas directement contre nous ; mais les Dormeurs en question commençaient à s’éloigner un peu trop vite à mon goût – le type en noir, qui tripotait la branche de ses lunettes, ne devait pas être étranger à cela. De ce côté, je ne pouvais pas faire grand’chose ; dès qu’ils m’auraient vue sortir mon Trin, ils auraient tout de suite compris à quelle Trad j’appartiens ; sachant en quelle estime les Technos tiennent les AV, j’aurais tout aussi bien pu me jeter direct dans l’Ill.
” Bien…” poursuivit l’homme en gris en regardant rapidement autour de lui. ” Je vois que nous sommes enfin tranquilles… Nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses, n’est-ce pas ?
– Ben voyons… ” murmura Yann ; son regard trahissait la réflexion qu’il menait intérieurement afin de trouver très vite une solution pour se tirer de cette merde.
– Vous devriez venir avec nous, Messieurs-Dame ” , reprit le Technomancien d’un air désinvolte. ” Nous avons beaucoup de choses à nous dire… De touts manières, votre voiture n’est plus en état de rouler.
– Pas grave, on prendra le bus ! ” Je me disais qu’en faisant durer les choses, l’un de nous pourrait peut-être trouver l’occasion de s’en sortir.
– Je ne crois pas, Mademoiselle ” , fit-il poliment, nous faisant signe d’avancer vers la Rover. ” Je suppose que vous faites tous partie des traditions, c’est cela ?
– Des quoi ? ” s’est alors exclamé Philippe, et son ignorance toute feinte a semblé produire un certain effet sur notre Tommy Lee Jones national. ” Ecoutez, je comprends vraiment rien à ce que vous racontez ! Vous pourriez être plus clairs, non ? Et d’abord, pourquoi est-ce qu’on devrait venir avec vous ? ”
Les deux Technos se sont regardés en silence durant une petite seconde avant de se tourner à nouveau vers nous. Philippe semblait déterminé à argumenter le plus longtemps possible – et à renchérir dans son mensonge pour achever le tout ; moi, je me demandais quand ils allaient se décider à regarder ailleurs suffisamment longtemps pour que je puisse leur fausser compagnie.
” Alors comme ça, vous ne faites pas partie des Traditions ? ” a repris le Technomancien en gris d’un air faussement embêté. ” C’est plutôt gênant, cela… Nous avions quelques petites choses à leur transmettre.
– Et vous avez vraiment besoin de nous pour ça ?
– Sans doute ces mages seraient-ils heureux d’apprendre que nous demandons une trêve…” poursuivit Tommy, imperturbable.
Cette dernière phrase n’a bien sûr pas trop surpris Philippe. Mais moi, elle m’a fait l’effet d’une douche froide. Je me serais attendue à tout, de la part de membres de la Technocratie – à tout, sauf à ça. Vu la tête de yann, c’était pareil pour lui.
” Enfin…” disait l’homme en gris avec son air de ne pas y toucher. ” Si jamais vous rencontrez des mages des Traditions, ou que vous vous souvenez en faire tout de même partie, touchez-leur donc un mot à ce sujet… Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir regarder dans votre poche, Mademoiselle ? ”
J’en étais restée à sa phrase précédente, et il m’a fallu deux-trois secondes pour percuter. Dans la poche de ma veste, il y avait une carte de visite d’une sobriété à faire peur où se trouvaient simplement imprimés un numéro de portable et un nom – Matthew Korbren, N.W.O.
” Quand vous serez fixés, contactez-moi…” acheva ledit Korbren. ” Nous désirons une trêve de quarante-huit heures ; je pense que vos… compatriotes seraient intéressés. Sur ce, nous allons vous laisser réfléchir à notre proposition. Bonne journée à vous. ”
Les deux Technos nous ont salués, puis ont regagné leur voiture. Et on est restés là, debout sur le trottoir comme trois ronds de flan. Je tournais et retournais la carte entre mes doigts, me demandant ce qu’un costumé du NWO visiblement Anglais avait à demander une trêve avec les mages des Trads en France. Bizarre. Les emmerdes devaient être plus étendues qu’on ne l’avait d’abord pensé.
” Une trêve ? ” a répété Yann en fronçant les sourcils.
– Ben quoi ? Vous en faites une tête ! ” s’est exclamé Philippe. ” Ils veulent une trêve, c’est plutôt cool, non ?
– C’est trop beau pour être vrai, tu veux dire ! On voit que tu les connais pas ! ” Moi, j’avais vraiment du mal à y croire.
– Si ça se trouve, c’est un piège grossier… ” hasarda Yann.
– Ou alors, ils sont vraiment dans la daube ! Avec tout ce qui s’est passé depuis deux semaines, ça serait pas étonnant ! Bon, à part ça, on pourrait peut-être aussi songer à partir, tu crois pas ?
– En voilà une bonne idée, Anna ! Y en a un de vous qui sait changer un pneu ? Pendant ce temps, je vais essayer de trouver une deuxième roue de secours…”
Philippe a gracieusement accepté de se charger de la tâche, et Yann nous a rapidement expliqué ses intentions tout en vidant le coffre. Il voulait tout simplement échanger son contenu (en l’occurrence, du vide) avec celui d’une voiture du parking des Halles, poussant même l’ironie jusqu’à laisser un franc symbolique dans son coffre. C’est vrai qu’avec un peu de Correspondance, c’est tout à fait faisable. Philippe marmonnait qu’il aurait été plus simple d’appeler une dépanneuse plutôt que de se faire encore remarquer, mais Yann ne l’avait même pas écouté ; assis au volant, il tripotait maintenant l’anneau qu’il portait à sa main gauche – sans doute un focus – en fredonnant un vague air.
Au bout d’un moment, notre XTC de service a rouvert les yeux, apparemment pas très sûr de son coup. Et il avait pas tort.
” Alors ? Ca a marché ?
– Ben… Pas vraiment… ” Je dois dire que j’avais du mal à me retenir de rigoler.
– Comment ça, pas vraiment ? ”
Philippe et moi, on a éclaté de rire. Parce que dans le coffre, il y avait maintenant une pièce de un franc géante en caoutchouc rigide et un pneu avec un enjoliveur marqué Liberté, Egalité, Fraternité. Je crois que Monsieur Paradoxe n’aurait pas pu mieux faire sentir à Yann qu’il n’avait pas apprécié la blague. Yann s’est levé, croyant qu’on se payait sa tête – et il est ensuite retourné s’asseoir pour retenter son coup.
Trois minutes plus tard, le coffre avait retrouvé son aspect normal, mais on n’avait toujours pas de seconde roue de secours.
” Appelle une dépanneuse ! ” a répété Philippe pour la quatrième ou cinquième fois, mi-amusé, mi-agacé. Je commençais à en avoir marre, moi aussi, alors je me suis chargée de l’opération (mon portable, de toutes manières grillé, a fini à la poubelle après cela. J’allais devoir résilier très vite mon abonnement…). Yann nous jurait que la prochaine tentative serait la bonne, mais je m’en fichais.
Dix minutes après, la Coccinelle était dégagée et emmenée au garage le plus proche, ce qui nous arrangeait bien car il flottait de nouveau et qu’on en avait tous les trois ras-le-bol de rester plantés là comme des crétins, dans le froid de cet hiver de plus en plus pourri.
Il nous restait juste à choper un bus pour rejoindre la Fondation et mettre les choses au point.
Une journée ordinaire, quoi.