Orpheus Ex Machina
Discrets un jour, discrets toujours
A peine les trois mages ont-il eu le temps de jeter un rapide coup d’oeil à l’article en question que l’aubergiste revient vers eux, accompagné d’une demi-douzaine de personnes. L’un de ces hommes, assez massif, serait apparemment le verrier mentionné précédemment, qui ne peut s’empêcher de ricaner en voyant Jan se dresser devant lui. Helga offre de payer une tournée de bière aux compagnons de Stölz, leur indiquant également de s’asseoir aux tables voisines, occupant ainsi leur attention pour mieux laisser Jan négocier avec celui qui possède maintenant sa lunette. Devant sa résistance, Jan finit par le défier de battre la frêle Irena au jeu, arguant du fait que “même un enfant pourrait vous battre!”; l’enjeu serait bien sûr la lunette… ou la bourse de Jan. Toutefois, le verrier exige alors d’avoir le choix du jeu, choix qui se porte sur… un bras de fer. Irena connaît fort bien sa chance, mais sa force est une toute autre affaire; elle obtient alors de pouvoir désigner Jan comme son champion, et les deux hommes s’attablent sous les encouragements de toute l’assemblée devant ce spectacle inopiné. Quand on pense que le mot d’ordre lancé par Jan avant de pénétrer dans l’auberge était: “Quoi qu’il arrive, restons discrets”…
Sachant fort bien que les choses pourraient mal tourner si Jan était vainqueur, Helga utilise ses dons afin de quelque peu modifier le contenu des chopes des amis de Stölz, dans le but de les rendre suffisamment malades pour qu’ils ne puissent pas se battre. Voyant que Jan a tout de même du mal face à son adversaire — cela fait trois minutes qu’ils sont tous deux en position de résistance, sans que personne ne puisse prendre l’avantage —, Irena décide alors de donner un petit coup de pouce au destin. Lorsque Jan se concentre pour mettre fin à ce pari quelque peu agaçant, l’un des pieds de la table se brise alors “comme par hasard”, ajoutant l’ironie du sort au mouvement de Do de l’Akashite. Friedrich Stölz glisse et tombe à la renverse, les chopes encore posées sur la table se brisent au sol, et après quelques secondes de silence, la foule muette de stupeur finit par éclater en acclamations à l’adresse de Jan. Un Stölz maugréant mais respectueux des termes du pari rend alors la longue-vue à Jan, et l’attroupement (ou plutôt ce qu’il en reste, car une dizaine de clients sont déjà en train de se presser devant la porte des toilettes, sans savoir qu’ils doivent cela à Helga) finit par se disperser.
Une fois rassis à leur table dans le coin, les trois mages reviennent à l’article concernant les événements de la veille. Celui-ci, signé très prosaïquement “U.A.”, mentionne l’attentat du parc du Prater et l’incendie du Catzhall, ainsi que le nom du propriétaire de ce dernier, un certain Gunther Haso. Helga a déjà entendu parler de lui, bien que ne l’ayant jamais vu.
Double attentat au cœur de Vienne!
Comme la majeure partie de nos concitoyens le savent peut-être déjà, notre belle cité de Vienne a été la victime de deux incendies durant la nuit du 20 au 21 novembre. (Voir notre édition de la veille).
Après une enquête minutieuse, les forces de police dépêchées sur place ont trouvé plusieurs indices leur laissant à penser que l’origine des dits incendies pourrait bien être criminelle. Après avoir placé le Riesenrad sous surveillance policière durant toute la journée du 21, le commissaire divisionnaire Ströhm est formel: ‘Trop d’élèments ont été découverts pour que l’on puisse considérer qu’il s’agisse d’un simple accident.’
Rappelons à nos lecteurs que le sinistre qui a ravagé ce magnifique parc qu’est le Riesenrad semble essentiellement dû à la subite explosion de plusieurs cuves d’essence, qui avaient été entreposées dans un atelier bâti à distance respectueuse des allées passantes. D’après mes sources, la porte de l’atelier, habituellement cadenassée, semble avoir été forcée. De plus, le contenu des cuves se serait mis à flamber très rapidement, et cela malgré les températures glaciales qui régnaient alors au-dehors.
Autre fait alarmant: le gérant et gardien du parc, Herr Alfons Pfelz, a apparemment quitté son domicile précipitamment dans la nuit ou peu de temps auparavant, laissant la porte de son domicile grande ouverte. Un de ses chiens de garde, souffrant apparemment de malnutrition, a même attaqué l’un des policiers, qui n’a eu d’autre choix que de l’abattre.
Ces dernières découvertes jettent un voile sombre sur la destruction du Catzhall, destruction qui est également survenue durant cette même nuit du 20 au 21 novembre. Les gigantesques flammes ravageant ce vénérable hôtel particulier n’ont pu être éteintes qu’aux premières lueurs de l’aube, mais fort heureusement sans que l’on ait à déplorer de victimes ou d’autres dégâts dans le voisinage. Personne à l’heure actuelle ne semble être en mesure d’indiquer l’origine éventuelle de ce drame. Mais de très nombreux riverains s’accordent à dire que l’incendie s’est très vite étendu à tout le bâtiment.
Se pourrait-il que Vienne soit devenue la cible de conspirateurs bolchéviques, ou pire encore, d’anarchistes? Il y a six mois déjà, l’un de nos éditorialistes avait averti l’opinion de la montée des extrêmes au sein de notre jeune république, de nauséeux partis-pris venant empoisonner jusqu’aux délibérations du Parlement.
Herr Gunther Haso, propriètaire du Catzhall et antiquaire renommé à travers toute l’Europe pour sa collection de livres anciens, n’a pas souhaité faire de commentaires pour le moment.
La chambre sombre
L’attention de la clientèle, discrète mais soutenue, commence à devenir pesante, et Jan et ses amies décident finalement de quitter les lieux. Au moment où l’Akashite s’apprête à aller vers l’écurie, Irena se fige, car une sourde vibration commence à traverser l’air. L’aubergiste vient vers eux, annonçant qu’une personne de qualité désirerait leur parler à tous les trois, dans une chambre réservée à l’étage; la description qu’il fait de cet homme, bien que ce dernier soit encapuchonné, pourrait correspondre à celle d’Hector Malleaux. En dépit de la curieuse impression de malaise accompagnant l’aubergiste, Jan, Helga et Irena acceptent de le suivre jusqu’à l’étage.
La chambre en question est située juste à côté de celle qu’occupait encore l’Akashite quelques jours auparavant, à mi-chemin du couloir. Pour Irena, la sensation d’oppression se fait de plus en plus forte, une sensation qu’elle n’avait pas eue jusque là en présence d’Hector. Lorsque Helga toque, une voix étouffée les invite à entrer; cette voix en tous cas est bien celle du jeune homme. Jan ouvre la porte; à l’intérieur se tient effectivement Hector, qui vient de repousser sa capuche et leur adresse un sourire soulagé. Il semble égal à lui-même, bien que vêtu cette fois d’atours plus passe-partout. Près du lit est posée une canne de marche, de même facture que celle du Marquis.
Toutefois, la sensation, la puanteur, presque, de malaise pousse Irena à arrêter Jan avant qu’il ne pénètre dans la pièce. La situation rapidement expliquée à Hector, qui ne saurait dire de quoi il s’agit ni d’où cela vient, ainsi que le souvenir des événements des derniers jours, décide les quatre Eveillés à faire confiance à cette intuition et à ne pas se rassembler dans la chambre. Au contraire, ils quittent même l’auberge. Lorsqu’ils redescendent, l’impression tenace de danger diminue progressivement, leur donnant a priori raison. Au passage, Jan demande à consulter le registre pour voir qui avait loué cette chambre auparavant; il ne peut apprendre qu’une chose, qu’il s’agissait d’un commerçant en tissus venu de Hollande.
La question du Prater
Une fois à bord de la berline, Helga montre à Hector l’article récupéré dans le journal. La Goule révèle sombrement que c’était bien dans la demeure de Herr Haso qu’était retenu le Marquis. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il était parti si précipitamment la veille, appelé à l’aide par son maître, car les Magistères — dont Haso lui-même, tenu en haute estime — ne sont clairement pas à l’aise face aux flammes (sauf apparemment le feu vert, dit Irena, mention qui trouble quelque peu Hector). Il est d’ailleurs fort heureux que parmi les siens, Herr Haso soit une personne plutôt correcte, car il tient les trois mages en partie responsables, et tout autre que lui aurait sans doute déjà pris des mesures drastiques. Une rumeur veut en effet que Fyodor ait été le commanditaire de l’incendie, mais que Helga et ses amis lui aient aussi été liés.
La conversation se poursuit sur le parc du Prater. D’après Hector, celui-ci constituait l’un des multiples territoires offerts à Fyodor, selon une tradition très ancienne chez les Magistères — un territoire où vivre, mais aussi où chasser. Ceci dit, Fyodor n’y allait quasiment plus jamais depuis la mort de Mateus. La Goule est par contre étonnée d’apprendre que les trois mages ont visité le labyrinthe qui s’étend sous le parc, avec son temple souterrain éclairé par l’étrange feu vert, mais cela n’est rien comparé à sa surprise lorsque l’existence du grand serpent est mentionnée. Son inquiétude, teintée de crainte, ne fait que croître lorsqu’Irena révèle le nom d’Ennea Kephalos: cette créature était censée être morte depuis longtemps, et le Marquis lui-même pourrait en témoigner, car ayant participé à sa destruction.
Le cas de Mateus
Ces révélations mènent à d’autres, concernant cette fois le Sire de Fyodor. Mateus, dont le Prater était à l’origine le domaine, avait été reconnu coupable de rituels très dangereux. C’est à ce moment que les Grands Maîtres des Magistères, sur les conseils du Marquis, ont banni puis décidé l’exécution de Mateus, qui a été alors attaqué par surprise pendant une cérémonie de vénération du serpent. Cette confrontation, dont peu de Magistères se sont sortis, s’est achevée sur la mort du vampire renégat et d’Ennea Kephalos — ou du moins, c’est ce qu’ont cru jusque là Hector et bien d’autres. Jan soulève à ce moment une question intéressate, au vue de l’étymologie du nom du serpent (“neuf têtes”): combien de fois est-il mort? Se pourrait-il qu’il faille l’éliminer neuf fois pour en être enfin débarrassé? Ceci voudrait dire aussi que Fyodor aurait suivi les traces de son Père, malgré les avertissements lui ayant été donnés. (Hector, par contre, ne connaît pas au serpent d’autre nom qu’Ennea Kephalos, et certainement pas celui de Dragon du Crépuscule.)
Les trois mages signalent ensuite à la Goule leur passage dans les catacombes et leur rencontre avec Schnatter. Hector confirme que le Simmerholdt est en effet un endroit que les créatures telles que Schnatter utilisent comme porte d’entrée sur le monde des mortels. Les Magistères eux-mêmes n’ont pas le droit de mettre les pieds dans les égoûts et les catacombes, suivant un certain nombre d’accords séculaires que personne ne serait assez stupide pour renier.
Jan pose alors une autre question fatidique: serait-il possible, ou du moins concevable, de faire revenir Mateus? (En demandant cela, il pense bien entendu au rituel que le tracé du pentacle sur le parc laissait subodorer.) Hector est persuadé que cela serait impossible, car on ne revient pas de l’Au-delà, mais nos trois amis savent bien que la Réalité peut parfois se montrer malléable d’une façon que l’on n’aurait jamais soupçonnée…
Le culte des profondeurs
La conversation se poursuit sur ces questions fort inquiétantes aussi bien qu’obsédantes. Ennea Kephalos était, ou plutôt est, un monstre très ancien, puissant et malfaisant, apparu jadis du jour au lendemain, pour autant que les Magistères s’en souviennent. Ces derniers ne savent d’ailleurs pas si Mateus l’avait pur ainsi dire invoqué, ou s’il s’était contenté de le trouver sur place et de raviver un culte tout aussi ancien que la créature elle-même. Fait troublant, d’après les descriptions faites par les mages et corroborées par Hector, la statue située dans le temple ressemble bien à Mateus; le sang de celui-ci semblait avoir “muté” avec les années: sous le coup d’une malédiction, ou sciemment, suite aux expériences menées par le vampire? Ceux partageant son sang, en tous cas, possédaient des traits similaires, et Fyodor ne faisait pas exception à la règle.
Malgré cela, Hector est à nouveau surpris lorsque lui est décrite la Goule qui gardait Francesca: ce n’est pas là l’aspect habituel des serviteurs de Fyodor (ses capacités de régénération, par contre, seraient apparemment normales pour un serviteur des Magistères). Irena avance l’hypothèse fort dérangeante d’une possible origine de ces mutations, à savoir la consommation qu’aurait pu faire Mateus du sang du serpent, peut-être dans l’espoir d’acquérir lui aussi “neuf vies”? (*) Une autre possibilité serait celle de l’existence d’Ennea Kephalos en tant que manifestation d’un élément ou d’un concept (un antagoniste de la vie, ou des expériences bienfaisantes?), dans quel cas il faudrait peut-être d’abord éliminer la croyance qui serait sa source…
Quant à Fyodor, les Magistères débattent actuellement du sort à lui réserver… peut-être le même que celui de Mateus. Encore faudrait-il rattrapper le vampire à présent renégat, puisqu’il a pris la fuite. Avant de déposer Hector, non loin du pont de Brendenburg, la Goule assure qu’elle appuiera le témoignage des trois mages; ceux-ci n’auraient pu en effet inventer quelque chose d’aussi horrible qu’Ennea Kephalos, d’autant plus que son existence avait été tenue très secrète depuis un siècle.
NDI: On croyait que l’expérience de Tzimisce avait servi de leçon, mais non… Dites, les vampires, il faut arrêter de bouffer tout ce qui passe, surtout quand on ne sait pas de quel coin obscur de l’Umbra c’est sorti!