Orpheus Ex Machina
Club 52
Pendant ce temps, tandis que tombe la nuit, Irena, au palais Melvany, achève de passer des atours élégants, bien plus convenables pour son “dîner” avec Damien de Laplace. Ce dernier a fait envoyer une berline pour conduire la jeune femme au lieu du rendez-vous, et en échangeant quelques mots avec le cocher, un homme bedonnant aux joues rouges et à la moustache fine, Irena se rend compte à son accent que celui-ci est vraisemblablement d’origine française. L’Hermétiste s’installe dans le véhicule, dont la richesse lui laisse clairement l’impression de se trouver prise là dans une cage dorée, et son malaise est encore accentué par le fait qu’elle n’a pu entrer en contact avec André, son Avatar, de toute la journée. Mais qu’à cela ne tienne, elle sait que sous aucun prétexte elle ne devra montrer sa nervosité, au risque de se voir entièrement dominer par celui qui l’a invitée.
Au bout d’un petit quart d’heure de route — il est près de 21h30 — la berline ralentit pour pénétrer dans la zone située entre le quartier des riches familles de l’ancienne noblesse viennoise et celui des “parvenus” que sont les bourgeois enrichis. Les maisons sont cossues, mais les rues plus étroites, et un peu plus encombrées par la circulation de ce début de soirée, tandis que le vent léger porte çà et là l’écho de rires gras et de conversations diverses. Le véhicule s’arrête devant un bâtiment de deux étages, assez différent de ceux qui l’entourent, aux fenêtres éclairées par une chaude lumière, et qui ressemble plus à un restaurant, ou peut-être encore un bar, qu’à une habitation. Une enseigne au-dessus de la porte indique simplement Club 52. Le cocher indique à Irena qu’il a pour ordre de repasser la prendre d’ici quelques heures, et la laisse sur le pas de la porte. Comme il ne se trouve aucune sonnette ou cloche pour se faire annoncer, la jeune femme hausse les épaules et entre tout simplement. Qu’il s’agisse du club des vampires locaux ou pas ne change plus rien à sa situation à présent.
A l’intérieur, une légère odeur de tabac flotte dans l’air. La couleur omniprésente dans l’antichambre où se trouve maintenant Irena est le rouge carmin, qu’il s’agisse des fauteuils ou des lourdes tentures couvrant les murs. Devant une deuxième porte, menant visiblement à la salle principale, se tient un individu à la mine patibulaire, quelque peu similaire à celle du serviteur de Haso croisé la veille. Ses cheveux sont très courts, presque rasés de près; son élégante livrée noire et sa chemise blanche offrent un curieux contraste avec la boucle d’oreille en métal sombre qu’il porte à l’oreille gauche. Dès qu’il aperçoit l’Hermétiste, l’homme lui barre la route, arguant du fait qu’il s’agit d’un club privé; sans de démonter, Irena sort crânement son carton d’invitation, tirant une certaine satisfaction de la mine alors stupéfaite du portier. Celui-ci lui dit d’attendre, quitte en grommelant l’antichambre, et va se renseigner. De toute évidence, il s’agit là d’un club réservé aux hommes, et sans nul doute le marquis cherche-t-il à impressionner là son invitée, en plus de marquer son assise croissante parmi les Magistères. Laissée seule, Irena se permet un léger sourire; dans un tel endroit, elle joue en terrain plus connu que Laplace ne pourrait le supposer.
La brebis parmi les loups
Au bout de plusieurs longues minutes, la porte s’ouvre à nouveau, et le portier revient annoncer à Irena que le Marquis l’attend. Quand elle passe à la hauteur de l”homme, une impression de malaise la saisit, comme celle que laisserait un poignard glacé passé sur la peau, mais elle n’en laisse rien paraître. A l’intérieur, la décoration du club est des plus raffinées: marquetteries vernies, argenteries et dorures sur les meubles abondent. Attablés dans cette “salle à manger” se trouvent des notables parmi les plus en vue, eux aussi habillés de façon très élégante, parfois même extravagante. Aucun d’eux ne semble avoir moins d’une quarantaine d’années, mais du moins leurs visages n’ont-ils pas non plus la pâleur caractéristique des vampires. Leurs regards choqués, outrés ou encore curieux se tournent vers Irena lorsqu’elle s’avance dans la salle; elle les ignore, sachant fort bien que dans un tel lieu, une femme, et qui plus est une femme comme elle, se doit de jouer la carte de l’insolence plutôt que de la timidité.
En face d’elle se trouve une bar semi-circulaire, bâti autour d’un unique pilier; une tenture orangée dissimule assez mal les étagères couvertes de bouteilles de liqueur. Derrière le bar se tient un individu grand et maigre, qui pose sur la jeune femme des yeux à l’expression emplie d’intérêt. Quelque part dans le bar, un piano-jazz laisse entendre une discrète musique. Sur le côté gauche de la salle se trouve un paravant laqué peint de scènes rupestres autrichiennes; un peu plus loin, une autre partition du même type cache à demi un escalier qui monte, et ne semble pas très fréquenté.
Ne voyant pas le Marquis, Irena s’avance vers le barman. Celui-ci sait visiblement qui elle est, et propose de la débarrasser de son manteau pour le mettre au vestiaire. Il lui dit que le Marquis l’attend dans le fumoir, dont l’entrée se trouve derrière le paravent laqué. La jeune femme remercie et s’en va de ce pas vers la pièce suscitée. Une fois là-bas, l’atmosphère se révèle assez différente. Les murs sont dénués de décoration, à l’exception de quelques peintures d’une facture assez moyenne et d’un grand miroir accroché au mur donnant sur la rue. La pièce, calme, n’accueille pour le moment que trois personnes, assises à des tables lustrées. Plus particulièrement, un homme assis près du miroir attire l’attention d’Irena; il fume tranquillement une longue pipe blanche taillée dans une matière fort semblable à de l’os, assez impropre à un tel établissement. La peau de son visage est tirée en arrière, sa paleur est cadavérique, et il n’a presque pas de cheveux; ses habits sont toutefois des plus élégants. Il sourit brièvement à la nouvelle arrivante, dévoilant de longs chicots noirs en lieu et place de dents.
Alors qu’elle est en train d’observer cet homme, Irena sent une main se poser sur son épaule: celle du Marquis, qui vient de se lever de la table qu’il occupait en fait, à quelques mètres de là, derrière le paravent, et lui dit: “Veuillez excuser mon ami Ludwig.” Il ne fait aucun doute que cette action était à dessein, et Irena s’efforce de ne rien laisser paraître de sa surprise. Le marquis est vêtu d’un élégant habit à queue-de-pie. Ses gants sont blancs, et il arbore à la taille une ceinture de cuir brun ornée d’une boucle représentant une tête de lion — un ceinturon d’épée, semble-t-il, car Irena, lorsqu’elle s’asseoit à sa table, peut apercevoir un fourreau vide posé contre le mur, l’arme étant sans doute restée au vestiaire. Juste à côté repose une canne de métal argenté dont le pommeau en forme de griffe tient un lourd octaèdre de cristal pourpre, très certainement enchanté, aux faces gravées de symboles cabalistiques.
Une tasse de thé, très chère?
Damien de Laplace apprécie de voir qu’Irena a répondu à son invitation, et lui propose un thé de façon fort charmante, thé qu’il commande au barman venu presque immédiatement prendre la commande. Quant à l’étrange homme prénommé Ludwig, il se lève en crachotant pour quitter la pièce; dans l’autre salle, personne ne semble surpris par son apparence. La conversation s’engage sur des salutations et des banalités, mais au moment où le thé lui est servi, Irena surprend un mouvement dans le miroir en face d’elle — André, l’air paniqué, qui lui fait de grands gestes des bras et, toujours par signes, lui indique de ne surtout pas boire le contenu de la tasse. Décidant que mieux vaut de toutes manières ne pas faire confiance au Marquis, Irena répond d’un regard à son Avatar, et repousse autant que possible le moment de boire, prétextant préférer s’imprégner tout d’abord de l’arôme de cette variété de thé (du rooibos) qu’elle ne connaissait pas encore. Le Marquis n’est sans doute pas dupe, mais au bout d’un moment, il finit par sourire, et reconnaître non sans une certaine admiration que la clairvoyance de l’Hermétiste est remarquable. Irena se voit donc confirmer ce qu’elle craignait: il avait fait mettre quelque chose d’autre dans le thé. Fort heureusement, il n’insiste pas, et elle peut reposer sa tasse sans avoir eu à y tremper les lèvres, et sans le froisser par la même occasion.
“Nous allons pouvoir parler à visage découvert”, a déclaré Damien. De toute évidence, il en sait assez long sur Irena, car son frère, Hugues, lui a parlé d’elle — un mauvais point pour son Mentor, décide Irena, qui prend note pour plus tard d’aller lui remonter les bretelles au sujet de sa langue trop bien pendue; d’un autre côté, ce genre de relation expliquerait bien les rumeurs courant sur le compte d’Hugues, selon lesquelles il aurait des rapports avec certains vampires en Europe… Face à tant d’arrogance, Irena se jure en son for intérieur de lui faire cracher autant d’informations que possible concernant les problèmes survenus à Vienne ces derniers temps, d’autant plus qu’il semble disposé à procéder à un petit “échange” à ce niveau-là.
La discussion porte tout d’abord sur Fyodor. Celui-ci a été démis de ses fonctions trois jours auparavant, mais à ce moment, il était absent, ayant déjà quitté Vienne le soir même de la débâcle du parc du Prater. Il aurait en fait essayé d’arriver au Catzhall pour profiter de l’incendie et tuer le Marquis, mais n’a plus reparu depuis, bien qu’il soit certain qu’il est encore de ce monde. Le fait qu’il a été chassé de la ville par contumace a beaucoup facilité les choses à ses adversaires, et certaiement aussi attisé la rancune de Fyodor lui-même: il reviendra prendre sa revanche, cela ne fait aucun doute.
Tour à tour
Au tour du Marquis de poser une question: il s’enquiert du futur départ d’Helga pour la Roumanie, car ses agents lui ont rapporté qu’elle est allée acheter des billets à la gare. Il aimerait savoir ce qu’elle compte aller faire là-bas, et Irena lui répond que la Verbena compte rendre visite à quelqu’un là-bas, tout en faisant en sorte que cette information paraisse sans plus d’importance que cela. Rebondissant du tout au tout sur la question de Damien, Irena demande pourquoi justement ce surnom de “Sombre Reine”. C’est un terme peu connu, en fait. Normalement, les vampires méprisent les mortels, mais lorsqu’ils en rencontrent un qui leur semble unique en son genre, ils tendent à lui donner un certain “titre de noblesse”. Helga, après tout, a un passé de chasseresse derrière elle, l’une de ces rares personnes ayant réussi à tuer un très grand nombre des semblables du Marquis, soi-disant sans tro d’efforts. Helga a en tous cas causé un certain tumulte en arrivant à Vienne, et les Magistères se sont posé la question de savoir s’ils devaient la chasser ou la tuer. Damien, lui, était contre, arguant de l’adage que mieux vaut garder son ennemi sous la main pour le surveiller et en tirer parti, et s’est vu de fait assigner la tâche de la surveiller. Mais depuis quelques jours, cette même tâche lui a été retirée.
Le vampire, ensuite, pose une autre question épineuse, celle des rapports qu’entretient Jan Peter avec les Choristes. Là encore, Irena joue sur des demi-vérités pour cacher l’essentiel, et lui dit que l’Akashite s’est rendu à la cathédrale pour y accomplir un rite de purification personnel par la prière, rien de plus, comme le font souvent certains mages. Hors de question de révéler quoi que ce soit au sujet de l’exorcisme et de l’étrange symbole gravé par Jan sur les monticules de neige. Le Marquis acquiesce, expliquant que sa curiosité vient du fait que depuis plusieurs siècles, les Choristes occupent le seul Node de la ville qui échappe encore au contrôle des Magistères.
Irena soulève alors un point qu’elle se doute être particulièrement épineux, mais qu’elle veut éclaircir. Autant jouer cartes sur table sur ce plan: elle veut en savoir plus sur ce qu’est Enneakephalos. A ces mots, le Marquis semble presque pâlir encore plus, et l’atmosphère se fait de suite plus pesante et plus sérieuse. C’est là un nom dont il ne faut pas se moquer ni se servir à la légère (mais au vu de ce qu’elle a vécu dans le temple souterrain, telle n’est vraiment pas l’intention de l’Hermétiste!). Il s’agit d’un être très puissant, dont l’arrivée soudaine a soulevé bien des questions et des inquiétudes. Il est apparu pour la première fois un peu plus de cent ans auparavant — de cette époque, d’ailleurs, date la rivalité entre les factions de Damien et de Fyodor. Matteus lui-même fut la preuve qu’il est toujours possible de gâcher un potentiel énorme et de se rouler dans la fange, en dépit du “destin” prometteur dont on était investi. Il avait commis l’erreur de mêler son sang à celui de cette chose indicible dans l’espoir d’obtenir les réponses à ses questions.
Le Marquis et plusieurs de ses alliés ont alors investi le domaine de Matteus, et découvert “l’indicible”. Ils sont venus à bout de la horde hurlante entourant le monstre, qui avait une résistance hors du commun. Ils partirent quinze, mais seuls trois, dont le Marquis lui-même, survécurent à cette nuit d’horreur. Sachant cela, il n’est donc pas surprenant que la nouvelle de la résurrection d’Ennekephalos ait plongé la Maison Tremere dans sa totalité dans un grand émoi. Ils ne savent d’ailleurs toujours pas quoi faire, surtout après avoir perdu tant d’individus dans leur unique combat contre cette créature. Et Matteus, avant sa mort, s’étant vanté de ce qu’Enneakephalos était immortel (avait-il neuf vies, comme son nom pourrait le laisser penser?)… D’ailleurs, la présence de cette chose serait une des raisons pour lesquelles une alliance temporaire entre mages et Tremere serait utile: pour se débarrasser d’Enneakephalos avant qu’il attaque la ville ou l’une des factions. Ils ont encore un peu de temps: selon les rapports, le monstre serait dans une torpeur hivernal… mais lorsqu’il se réveillera, il aura très faim, et, selon Damien, c’est à ce moment précis qu’il faudra frapper pour le vaincre, avant que tout cela ne dégénère. Bien entendu, une alliance n’enchante guère Irena, qui n’a de loin pas envie de traiter plus que cela avec les Tremere, et elle parvient à temporiser à ce sujet, se disant qu’il lui faudra trouver quelque chose par la suite pour ne pas que tout ceci ne se fasse à ses dépens comme à ceux de ses deux compagnons.
Le Marquis aurait d’ailleurs, non pas une information, mais un service à demander. Il sort d’une besace une statuette représentant un dragon de couleur blanche, un peu plus petits que ceux sculptés par Grygor. Le dragon, pour Irena, serait une Vouivre, qui semble prendre son élan à partir d’une étroite corniche rocheuse. Les vampires ont trouvé cet objet non loin du Riesenrad, lorsqu’ils ont placé un cordon de sécurité autour du parc. La statuette ne semble receler aucune menace ou piège, mais ils se sont bien rendus compte qu’elle était enchantée, à cause de sa très faible aura résiduelle. Ils ont pensé qu’il s’agissait là de l’équivalent d’un piège, dont l’enchantement attend d’être invoqué. Damien voudrait qu’Irena analyse l’objet en question, car il sait que Fyodor s’était allié à un mage puissant, et se dit qu’en savoir plus sur le sortilège et sur ce mage pourrait peut-être aider à retrouver la piste du renégat (Irena note donc qu’il ne sait pas que Grygor a trahi Fyodor). Mais ce n’est pas dans ce bar que l’Hermétiste peut procéder à une telle analyse, et elle ne veut pas non plus que la statuette se retrouve chez Helga. Elle indique simplement qu’elle se souciera de la question à son retour de Roumanie, et Damien acquiesce, l’enjoignant de faire très attention à son environnement là-bas, car c’est un endroit fort dangereux.
Vision
Sur ces entrefaites, onze heures tintent à l’horloge. Le Marquis affiche soudain une attitude quelque peu préoccupée, et annonce qu’il a d’autres affaires à régler encore cette nuit. C’est d’ailleurs la fin de la soirée au club aussi; beaucoup de convives sont partis, et l’atmosphère est devenue très tamisée. Damien raccompagne Irena à la sortie. Au passage, il lui présente le pianiste, Hans, qui a contribué à la réputation croissante du club — ce qui lui permet par la même occasion de glisser que “c’est dans ce club qu’auront lieu nos prochaines rencontres”…
Pour prendre congé d’Irena, Damien lui fait un charmant baisemain. A ce moment, une vive douleur traverse la poitrine de la jeune femme, qui tente de ne rien laisser paraître. Lorsque le Marquis se redresse, elle voit que ses yeux sont devenus rouge vif, leurs pupilles fendues comme celles d’un serpent. “Je reviendrai”, dit-il dans un sifflement, la dévisageant l’espace d’une seconde. Puis tout redevient comme avant, et l’Hermétiste, le coeur battant, se retrouve face à Damien, qui lui demande ce qui ne va pas. “Ce n’est rien”, répond-elle. “C’était juste le Destin.” Et sur cette parole énigmatique, elle fait sa sortie, le laissant lui, cette fois, stupéfait.
Ce n’est là que bravade de sa part, car ce visage, Irena l’a hélas reconnu: ses traits étaient ceux de la statue de Matteus! Et cela ne laisse pas de l’inquiéter. Matteus est pourtant censé être mort — et il serait douteux que les Tremere aient été cléments avec lui sur ce plan. N’était-ce là qu’une vision, ou bien, avant son trépas, une partie de son esprit serait-elle parvenue à posséder le Marquis? La douleur ressentie par l’Hermétiste au moment de ladite vision, elle, était bien réelle, et rappelait étrangement celle qui l’avait saisie au parc du Prater, au moment de l’attaque.
Meeting André
Après avoir pris place dans la confortable berline qui doit la ramener au palais Melvany, Irena sort son miroir de son sac, tout de même satisfaite de s’en être tirée à si bon compte, car contrairement à ses craintes, Damien semble pour le moment tenir ses promesses. Lorsqu’elle croise son regard dans la glace, son reflet n’est plus le sien, mais celui du jeune dandy qui lui tient lieu d’Avatar — un André à la fois excédé et angoissé, qui lui demande ce qu’elle est allée faire là-dedans. En effet, lui qui accompagne partout la jeune femme et a pris l’habitude de laisser traîner ses yeux et ses oreilles un peu partout autour, et pas uniquement sur elle, a eu l’occasion de voir, dans la cuisine du Club 52, que l’on avait versé du sang de vampire dans sa tasse de thé… Mais de son côté du miroir, l’environnement était si bizarre (des murs qui bougent, un sol duquel dépassaient des yeux et des bouches…) qu’il n’a pas osé lui parler directement, de crainte que les murs aient des oreilles, comme le veut le proverbe. Heureusement, ses signes affolés avaient eu l’effet escompté, car si par malheur Irena avait bu de ce poison, André n’est pas sûr de ce qui lui serait arrivé — et ni l’un ni l’autre n’ont envie de tenter l’expérience.
L’Hermétiste est soulagée de constater que rien n’est arrivé à son compagnon de toujours, même si le fait de savoir que son monde à lui n’est après tout que le reflet amplifié du sien, et que cela traduit fort bien les dangers qui la guettaient peut-être là-bas, au club, n’est pas des plus rassurants. André lui demande très sérieusement si elle compte accepter la proposition d’alliance du Marquis. Bien entendu, Irena n’en a aucune envie, mais elle ne sait pas si elle dispose pour le moment de moyens de pression suffisants pour pouvoir jouer d’égale à égal avec lui et éviter qu’un refus de sa part ne la conduise tout droit à l’échafaud. Elle est toutefois parvenue à obtenir un sursis en attendant de revenir de Roumanie, et en jouant finement, gagner du temps lui permettrait peut-être aussi d’en apprendre plus encore et de pouvoir louvoyer grâce à cela.
Avec un soupir, André lui conseille une dernière fois encore de rester prudente avec ce petit jeu-là, et lui dit ensuite qu’il a passé la journer à travailler sur un petit projet commun dont tous deux avaient parlé: enchanter un jeu de cartes. Il a terminé d’enchanter le reflet, ne reste plus qu’à Irena de faire le travail de son côté, et elle le remercie avec un sourire, lui promettant qu’ils se reverront plus tard pour boire un verre. La berline la dépose enfin au palais Melvany, où elle se hâte de rentrer. Tout le monde dort déjà, apparemment, mais Wilhelm, s’attendant à ce qu’elle rentre quelque peu “choquée”, a pris soin de laisser une bouteille de brandy dans sa chambre. Une fort louable intention, se dit Irena en se servant un verre, et en laissant le reste de côté pour André…