Raphael
RAPHAEL : SURVIVRE ET EXISTER
Je suis né en plein milieu d’un champ de manioc. Ma mère, Ruth, a accouché alors qu’elle était en train de travailler la terre avec les femmes du village et ce sont elles qui l’ont aidée à me mettre au monde. Ma mère s’était mariée au chaman du village, avec rang de seconde épouse, et j’étais son premier né.
Elle était venue de la grande ville, Sao Paolo, et accoucher d’un bâtard indien dans la boue était peut-être l’événement le plus indigne qui aurait pu arriver à une femme riche et blanche. Comment cette héritière s’était-elle fourvoyée aux rives frustres de l‘Orénoque?C’était la dictature militaire chez les Blancs des villes, et ceux qui ne voulaient pas de ce régime avaient formé un groupe armé, de convictions communistes, l’ALN. Mes deux grands-parents, que je n’ai jamais connus, en faisaient partie. Ils furent pris et torturés en 1974. Ma mère se retrouva orpheline à 17 ans et recherchée par les forces armées. Un ami de son père la fit monter dans un bus pour le Venezuela, mais en cours de chemin, elle s’enfuit, par peur d’un barrage de police, et, entrée dans la forêt, elle tomba sur un shabano. Elle fut accueillie, et je crois même, appréciée de toutes les femmes par sa bonne volonté. Elle devint la première épouse après que sa “rivale” mourut en couches. Mon père ne reprit pas d’autre femme, car il voulait montrer à sa Ruth qu’il l’aimait comme un Blanc. Et celle-ci semblait assez contente de vivre ici. Quelquefois, elle semblait perdue dans ses pensées et se mettait à chanter des mélodies compliquées, d’un air triste. De temps en temps, un autre Blanc, un de ceux qui « étudiaient » mon peuple, venait la voir. Il s’appelait Ernst Curtius, il avait déjà les cheveux blancs et ils pleuraient ensemble chaque fois. Mon père le prenait mal, accusant le Blanc de lancer un mauvais sortilège sur sa femme. Elle resta auprès des nôtres durant trois shabanos.
Quand j’étais enfant, je jouais beaucoup dans la forêt, autour du village, avec les autres jeunes gens. Nous étions fougueux et bagarreurs, mais très solidaires. Dans le groupe, j’avais un rôle d’organisateur et j’entraînais les autres à me seconder dans mes activités : j’étais toujours occupé à préparer une blague, rapporter des fruits pour nos mères, confectionner un panier, et bien sûr à participer aux sessions d’entraînement à la sarbacane …Je n’étais pas très doué, mais je brillais par ma capacité à monter dans les arbres. J’aimais bien le faire, et les adolescents m’avaient montré une technique pour m’élever rapidement dans les palmiers. Le soir, nous nous retrouvions dans l’aire centrale du shabano auprès du feu, et là encore tout était prétexte à la vie communautaire, aux babillages, aux courses-poursuites sous l‘œil des adultes… Un jour, le silence se fit dans ma tête. Je n’avais plus de préoccupations. Je voyais les choses avec éloignement, distance. Tout ce que je faisais me semblait futile, inutile. Le moindre insecte captait mon attention, le sourire des vieilles qui tissaient des fibres m’émouvait, et le rire de ma camarade Junni m’attirait comme un oiseau est attiré par une fleur répandant son parfum. Je me battais avec mes amis. Je dormais mal, je sentais des pattes d’animaux sur mon épaule pendant la nuit et je me réveillais en sursaut, ce qui me faisait tomber du hamac et rire mon père. Je vivais tout intensément, à en crever. Et je voulais me réveiller une fois pour de bon, équilibrer mes sensations. Et c’est pour cela que je me jetai de l’arbre le plus haut de notre zone d’habitation. J’entendis juste le hurlement de mon père, qui me vit tomber. A mon réveil, je perçus des petits cailloux lumineux autour de moi, et l’éclat du soleil m’était devenu insupportable. Je me plaignais beaucoup, et le village crut que j’allais mourir. Mon père n’osait pas me soigner et avait demandé à ceux du shabano à un jour de marche de venir. les chamans vinrent, et ils dirent que, si je survivais, je deviendrais son successeur. Toutes ces petites lumières qui s’agitaient autour de moi, c’étaient les shapiris de la forêt. Ils voyaient en moi une grande âme, prête à se lever et ils venaient m’accueillir. J’appris à les connaître, à les différencier et à leur parler chacun selon son caractère, dans mes rêves et au cours de la journée, au contact de mon père et d‘autres chamans des tribus des alentours. Je pense aussi que c’est à ce moment que ma mère désespéra de moi, après avoir souhaité secrètement m‘emmener avec elle.
En effet, un jour, quand j’avais à peu près 11 ans, ma mère et Curtius sortirent de la forêt et me conduirent avec eux dans la grande ville. Comme toujours, ils parlaient du passé. Ma mère m’emmena voir les tombes de ses parents. Chez nous, il n’y a pas de tombes. Les défunts passent dans le corps et les pensées de la tribu. Je ne compris que lorsque Curtius m’expliqua. Je me figeai, apeuré. Ma mère me fit toucher la surface lisse et froide du marbre, et me raconta au creux de l’oreille que Grand-père jouait très bien du violon et que Grand-mère écrivait dans des magazines pour intellectuels qui étaient lus par des milliers de gens. Moi qui ne savais pas lire, avec mes mains sales et mes ongles crochus… Je ne rentrai dans la forêt qu’avec Curtius. Il avait apporté beaucoup de cadeaux pour mon père. Aujourd’hui, ma mère est remariée, elle a eu deux autres fils blancs. Je ne suis pas retourné la voir dans sa ville blanche. J’avais eu le sentiment d’être un cauchemar, estompé au fil du temps.