Raphael

Lorsque j’eus douze ans, je passai mon initiation avec quelques enfants du même âge. Je gouttai à la poudre yakoana, qui ouvre les yeux et approche des shapiris et des xapiripés. En tant que jeune chaman, je m’engageai à rester à l’écart, dans la forêt, à me nourrir par mes propres moyens, à ne pas fréquenter les filles. C’était un moyen d’endurcir la pensée, le cœur, les réflexes, et de côtoyer les shapiris que je ne connaissais pas pour apprendre d’eux et enfin de domestiquer à mes côtés un xapiripé, un esprit ami. Les premiers temps j’eus peur dans la grande forêt, où je devais me débrouiller seul…et je me débrouillais assez mal. Que d’indigestions j’eus… J’essayais parfois de suivre les hommes à la chasse, de loin, dans les fourrés. Jamais mon père ne se retourna pour me laisser une bête tuée par la troupe. Aujourd’hui, je l’admire et je le remercie d’avoir eu cette confiance en moi.

Mon xapiripé vint à moi, un soir, à la tombée de la nuit, sous la forme d’un jaguar. Il s’allongea au pied de l’arbre où je dormais et me parla à trois reprises, entre grognements et sifflements. Chaque fois qu’il avait terminé, un de ses petits grimpait dans l’arbre pour venir se coucher, roulé en boule dans mon giron : un tout noir, un tacheté noir et blanc et un tacheté noir et doré. Puis je revins dans le village, comme chaman accompli – rôle subtil que je croyais superficiel, et dont j’appris le sens social. J‘étais devenu franchement plus mûr que mes camarades de même âge, et les filles me regardaient avec crainte. Je crois que les Blancs appellent ce que je faisais « être un prêtre« .

Mais je n’expérimentai pas longtemps mon statut. Les Blancs envahirent notre territoire, à la recherche de l’or, le métal qui les rend fous. Ils nous chassèrent en brûlant la forêt, en versant du mercure dans les eaux du fleuve et en venant nous intimider dans notre shabano. Ils avaient des machines, avec lesquelles ils arrachaient les arbres et violaient la terre. Mon père voulut s’opposer à eux et leur signifia clairement de partir. Quelques jours plus tard, ils revinrent, avec leurs machines. Ils foncèrent sur nos maisons, et tuèrent les hommes qui faisaient barrage. Mon père et huit autres moururent. Nous mangeâmes la purée de banane mêlée de leurs cendres en hurlant de rage. Je devins, à la mort de mon père, le seul chaman de la tribu, bien peu aguerri, bien peu expérimenté, et traumatisé par ces menaces incompréhensibles.

Quelques jours après, Curtius et ma mère arrivèrent. Ma mère avait une odeur qu’on appelle du parfum, elle n’était pas nue, comme nous, elle était vêtue de vêtements bleu gris. Elle parla longuement avec les autres femmes du village, accroupies dans leur case, qui lui remirent des objets de mon père. Elles ne lui en voulaient pas d’être partie, mais elles auraient voulu que je reste. Je crois comprendre à présent que ma mère avait dû négocier la tranquillité de la tribu contre un versement d’argent aux sociétés minières qui nous avaient attaqués. Elle pleura à nouveau, en me tenant dans ses bras froids ; Curtius était très ennuyé, et essayait de compléter des papiers avec les renseignements que pouvaient apporter les Anciens. En le revoyant, je me rendis compte que lui aussi était une sorte de chaman, ce que je n’avais jamais compris auparavant. Il avait une assistante, Dorothea, une femme blonde, vêtue de manière stricte, qui essaya de m’apprivoiser comme son petit singe. Je reçus d’elle pour la première fois de ma vie un miroir. Je me regardai dedans. A cet instant, je vis que je n’étais pas comme les autres garçons de la tribu : le teint plus blanc, les cheveux plus bruns que noirs, bouclés, les yeux d‘un gris profond et les traits plus allongés. Bien que j’eus conscience de ma différence de couleur, personne ne m’avait jamais fait de remarque sur mes ascendances. Personne ne m’avait jamais dit que j’étais un Blanc, que j’appartenais à la race de ceux qui faisaient du mal aux miens. Je présentai avec désinvolture ce miroir à chacun des membres du village et je guettai avec anxiété leur reflet dans la glace, en espérant voir apparaître aussi un Blanc dans le cadre. Tout le monde s’amusa à se mirer, à confirmer son identité, à rendre plus présents les pièces de bois fichés dans les chairs du visage, les seins pendants sur la poitrine, les colliers amassés, les cicatrices acquises à la chasse au tapir. Ma honte fut complète. Cet objet faisait la preuve par cent que moi aussi j’étais une graine de traître : j’avais fait fuir ma mère de la case de mon père et j’avais causé la mort de ce dernier. Je rentrai dans mon coin pour dormir et réfléchir. Les vieilles, sentant le mal que le miroir avait fait et les risques de me voir partir, essayèrent sans doute d’arranger un mariage, même précoce, avec Junni ou une autre, mais cela n’aboutit pas.

Curtius vint me chercher et m’annonça que j’allais devoir quitter le village, pour des raisons de sécurité. Les membres de la tribu m’offrirent les meilleurs cadeaux, les mille marques d’affection et de respect, Junni me regarda même bizarrement avec ses yeux qui me brûlèrent l‘âme, mais j’étais comme paralysé. Les shapiri dansaient autour de moi lentement, je ne pouvais m’empêcher de chanter avec eux, dans un vertige froid et descendant. Curtius m’emporta loin de ma tribu dans un état de prostration complet. Je ne savais plus qui j’étais.