Raphael

Curtius habitait à Vienne, en Autriche, dans une très belle maison. Les premiers mois, – et avec le recul, cela me fait rire – je crois avoir testé ses limites. Entraîné par ma haine de l’univers entier, j’étais entré dans un stade de révolte permanente : cris, courses, à toute heure du jour ou de la nuit, souillures diverses sur divers supports, refus de toute activité proposée, Magye vulgaire. Curtius décida de déménager au bout de trois semaines en Bavière et engagea un homme fort, très grand, qui me mettait à la porte tous les jours à huit heures et revenait me chercher où que je fus à partir de cinq heures du soir. C’était un custos et la création de Magye n’était dangereuse ni pour lui, ni pour moi. Curtius partait en balade tous les jours. Dans les premiers temps, j’ignorais son parcours et je partais à la découverte de ces shapiris étranges, avec lesquels j’avais du mal à communiquer. J’acceptai alors d’apprendre les langues allemande et française que Dorothea, encore elle, m’apprenait sans avoir l’air de vouloir y toucher. Le custos devint inutile. Je commençai à suivre le parcours de Curtius, de loin, puis, nous fîmes route ensemble. Il m’enseigna beaucoup sur les récits de son peuple. Il m‘enseigna aussi à me situer dans le temps avec des chiffres, à réfléchir en établissant des hiérarchies, chose que les Yanomamis libres n‘ont pas besoin de savoir. Les Anciens de la civilisation européenne renaissaient sous ses doigts, dans ses dessins ou ses chants. Certains paysans commençaient à venir le voir, et à se faire soigner chez lui. Un apaisement et une plus grande connaissance germaient en moi.

Nous revînmes à Vienne, Curtius devait écrire pour un journal. Les souvenirs de ce qu’avait dit ma mère sur la tombe de ses parents trottaient dans ma tête et je voulus apprendre à lire. J’avais seize ans. Ce fut laborieux de se concentrer sur ces petites fourmis immobiles. Mais, bon, je sais lire maintenant. Je lus les articles de ma grand-mère Sarah Wallenberg, je ne compris pas tout, mais j’appréhendai son statut de Mage et je me sentis un peu plus en paix avec moi-même : mes ancêtres blancs étaient des personnes honorables. Curtius revint avec une surprise : une machine qui fabrique des images qui bougent et projette des fantômes qui sourient. Curtius me montra les images de mes grands parents, Je reconnus ma mère jeune, et ma mère à l’époque où elle avait déjà quitté la forêt. Curtius me passa aussi un grand nombre de films qu’il avait tournés dans notre tribu. Je me revis petit, je revis mon père, je revis Junni. J’eus envie de rentrer. J’avais 17 ans.

Curtius repartit avec moi et je retrouvai à Sao Paolo la chaleur et la saturation en humidité qui m’avait manquées en Europe. Il me confia à un séminaire pendant le temps où il préparerait notre expédition. Les lieux étaient calmes, mais tout le monde parlait de la destitution du président. Il me fallut de nombreuses explications pour comprendre ce qu’on voulait me dire, en effet mon vocabulaire portugais était insuffisant, car ce que m’avait appris ma mère relevait de la vie quotidienne et pas des idées. Je fis la connaissance entre autre d’un jeune prêtre qui venait d’être ordonné, Luis Alencar. Il émanait de lui une aura de calme serein et de bonté. Il semblait provenir d’une famille aisée, l’un de ses frères était conservateur dans un musée à Brasilia. Il allait être nommé responsable d’une cure tranquille dans un quartier sans histoires, mais il désirait partir en mission. Je l’accompagnais dans ses tournées, et il me présentait comme son «  bedeau ». Nous nous liâmes d’amitié. Inutile de dire que mes relations dans le monde Magyque commençèrent à s’étoffer par son intermédiaire.

Curtius revint enfin et je brûlai d’arriver chez les miens.