Raphael
Les femmes accoururent vers moi. Les hommes vinrent, plus mesurés. Je reconnus tous mes anciens amis, qui avaient forci, qui s‘étaient affirmés, et dont certains étaient déjà pères. C’était un véritable plaisir de me remémorer leurs noms, de recevoir l’accolade de bienvenue, de plaisanter sur leurs traits distinctifs, leurs parcours respectifs. Un nouveau chaman était venu me remplacer, un dormeur, qui les satisfaisait de toute évidence par ses compétences. Quant à Junni, rosissante, elle était là, enceinte de quatre mois, nouvelle épousée, comme une fleur trop haute pour être cueillie.
Mais malgré la bonne humeur ambiante, je ne savais plus l’innocence d’être un Yanomami devant ma tribu, de chahuter dans l’eau, de traverser le village, de lancer le concours de sarbacane. Tout cela était devenu hors de portée pour moi…J’étais comme un Blanc qui « étudie » le village et qui fait semblant d’en suivre les coutumes.
Les femmes préparaient déjà le festin du soir et les hommes les peintures pour mon retour. Je prétextai que je devais rendre hommage aux shapiris dans la forêt pour m’éloigner seul. Curtius resta avec eux, compagnon de longue date.
Je remontai sur l’arbre duquel je m’étais élancé lors de ma chute, et je m’installai tranquillement dans les frondaisons du sommet. L’arrachement avait été trop brutal, dans des circonstances trop douloureuses. Je ne me sentais plus des leurs. Chantant doucement, j’appelai à mes côtés les shapiris et engageai la conversation rituelle avec eux. Ils me racontèrent la vie de la tribu, leurs changements de shabanos, les morts et les naissances, les disputes et les fêtes, la fabrication des peintures, la vigueur des plantes, le nombre des animaux. Je me sentis soulagé. J’entendis les griffes des jaguars sur le tronc. Chacun arriva dans l’ordre où ils étaient venus la première fois. Nous parlâmes longuement. Je me dévêtis enfin. Je reprenais le fil. Le soleil brillait avec force.
Je redescendis et me joignis à la fête. J’éteignis tout de suite la tension que je sentais venir entre moi et le chaman du village, que je confortai dans son statut. Je sortis de mes affaires les plantes européennes que je pensais pouvoir être utiles aux miens et m’entretins avec lui sur la manière de les utiliser. L’homme était futé, il comprit que j’avais fait mon choix et que je n’avais pas l’intention de reprendre ma place. Cependant, je ne détrompai pas la joie de ma tribu, et je participai aux danses, après que les garçons m’aient recouvert le corps de parures et m’aient chahuté. Nous nous endormîmes tous très tard, dans les cases, après avoir abusé de parika et d‘alcool.
Les jours suivants, les hommes m’intégrèrent dans leur groupe. Je retrouvai avec joie les activités que j’avais cessées quelques six ans auparavant. J’avais maintenant en moi le regard de l’Européen qui se superposait à ma culture d’origine et mes réflexes. J’avais emporté un appareil à filmer. Et je filmai là où les Européens ne filmaient pas, car on ne les y emmenait pas. J’enregistrai les chants, les confidences, les rires.
Je mûrissais en moi le projet de porter la vie de mon peuple au-delà des forêts, comme d’autres chamans l’avaient fait avant moi, afin que nous soyons connus et protégés par les Blancs des villes, plutôt que pourchassés. Je demandai à tout le village de me préparer de quoi montrer notre culture. Je leur demandais par conséquence, aussi de me laisser repartir avec Curtius. Les miens accueillirent cela avec silence, puis la plupart se rallièrent à mon idée.
Au cours de la nuit, la sœur de Junni vint me chercher pour m’emmener auprès d’elle, m‘affirmant que son aînée était tombée malade. Quand j’arrivai, le mari était à ses côtés. Junni était couchée, pâle, en sueur, le regard troublé. Après avoir aspiré un peu de poudre parika, je fermai les yeux pour examiner son motif vital. Je les rouvris quelques instants après : elle s’était volontairement empoisonnée. Son enfant ne survivrait certainement pas. Curtius et le chaman de la tribu arrivèrent à ce moment. Je communiquai le diagnostic à Curtius, et je le falsifiai pour le chaman et le mari. J’empoignai à bras le corps le buste tremblant de la jeune femme, insufflant dans ses narines et sa bouche les volutes de fumée et la frottant d’herbes énergisantes. Nous lui fîmes un lavement d’estomac et nous abrégeâmes les douleurs du fœtus. Les shapiris s’assemblèrent autour de son corps exténué. Je quittai la case en larmes, laissant le mari désemparé et le chaman inquiet de ce qu’il avait observé. Junni survécut. Dès le lendemain matin, la rumeur enflait sur les causes de sa maladie. La doyenne des femmes vint me trouver dans ma case et nous allâmes discuter dans un champ de manioc identique à celui où j’avais vu le jour. Je fus on ne peut plus honnête. De son côté, elle m’était relativement favorable, mais impossible d’enlever Junni à son mari, même contre dédommagement : il fallait renoncer ou le tuer. Je ne voulais pas tuer un homme qui ne faisait que tenir à sa femme. Je renonçai contre la promesse du mari de me laisser lui parler autant que je voudrais, à la prochaine lune pleine, sans oreilles pour nous écouter. Il s’installa donc en bordure de la clairière, l’air farouche, la sarbacane à la main, nous laissant juste latitude pour nous parler. Je crois l’avoir un peu endormi, en agissant sur son système digestif…