Helga Melvany

Helga avait déjà dix-sept ans. Il avait été convenu avec Margrit que lorsqu’un voyageur venait frapper à la porte, Helga devait se parer d’un strabisme divergeant et d’une démarche voûtée du plus bel effet. Le voyageur, un peu dégoûté, ne s’attardait pas et repartait dès qu’il avait obtenu son renseignement ou avait conclu son marché avec Margrit.   

Quelques plaques de neige étaient encore disséminées sur le vert tendre de la prairie, doucement réchauffé par le doux soleil de février. Les perce-neige et les dents-de lait montraient leur dentelle précoce au pied des arbres et quelques traces de pattes dans la terre gorgée d’eau laissaient deviner le renouveau de l’activité animale. Helga, portant par dessus sa robe un épais manteau de laine, les pieds dans d’épaisses bottines de feutre, le panier à la main, était partie, comme à toutes les veillées de pleine lune, aux alentours de midi, à la cueillette et à la collecte des herbes, des racines et de tout autre élément entrant dans la confection des deux femmes. Il y avait spécialement un coin, à côté d’une carrière de roches à moitié abandonnée, qu’ Helga affectionnait, puisqu’un petit ruisseau coulait à côté, ce qui lui permettait de trier et laver sa récolte avant de rentrer.

Peu soucieuse de rencontrer qui que ce soit, elle n’avait pas pris sa démarche contorsionnée. Alors qu’elle était à genoux, au bord du ruisseau, elle entendit dans le lointain, derrière la carrière, un chant grave et profond, d’une beauté funèbre telle qu’elle lui glaça le sang et lui fit s’échapper des doigts quelques brins.

Reprenant son panier, elle décida d’aller à la rencontre de cette voix si prenante. Elle contourna sans bruit la carrière et vit, à l’endroit où le ruisseau s’élargissait en une sorte de petit déversoir, un homme en chemise blanche, enfoncé jusqu’à la taille dans l’eau. La jeune fille s’accroupit derrière le rideau d’arbres, surprise par cette présence. L’homme tenait une forme blanche dans ses bras et la berçait, tandis que son chant prenait de la force et s’envolait en un crescendo vibrant. La forme sombra doucement, tandis que l’homme restait immobile. Helga ne savait que penser….

” Vous pouvez sortir maintenant, vous savez.” Vexée d’avoir été repérée aussi facilement par un inconnu alors qu’elle avait pris quelques précautions, elle se dirigea vers la mare, d’un pas tout de même pas si sûr que cela. Une sorte de vibration magique émanait de l’endroit. L’homme, trempé par sa station dans la mare glacée, était en train d’essorer ses vêtements et de remettre son gilet, ses hauts de chausse, sa redingote puis s’empara de sa canne. Il souriait maladroitement et murmura pensivement ” Je devais le faire”. ” N’avez-vous pas peur d’attraper froid ? ” interrogea tout aussi maladroitement Helga, qui sentait le rouge lui monter aux joues. L’homme était visiblement transis, mais semblait surtout se soucier de la réussite de son sortilège, peu lui importait d’en être quitte pour un bon refroidissement.

D’autorité, Helga le tira par le bras sur quelques mètres en direction de la ferme de Magrit, après l’avoir couvert de sa propre pélerine. C’est alors seulement que l’homme réagit, se présenta, voulut présenter ses excuses et ses hommages. Helga marchait toujours d’un bon pas, et ils arrivèrent rapidement chez Magrit… où elle se rendit compte qu’elle ne s’était pas affublée de ses défauts physiques. Dans l’oeil de l’inconnu, dont elle savait maintenant qu’il s’appelait Monsieur Jakob Melvany, elle ne distinguait que beaucoup de gratitude et une pointe de curiosité.

En la voyant entrer avec lui, Margrit lui fit les gros yeux et accourut ” Ah ! Monsieur le Comte, mais dans quel état êtes-vous ?” Helga, déjà en train de faire chauffer un bon feu, et préparant des herbes pour des cataplasmes, tiqua en entendant le titre. Ce monsieur Jakob fut bien aise de se faire dorloter par deux femmes et repartit une heure et demie après, après avoir baisé la main de la jeune fille. Magrit lui raconta en détail ce qu’elle savait de lui : cadet de la famille noble du comté, peu aimé chez lui pour ses côtés artiste, mais homme affable et en bonnes relations avec tous les sorciers ou hommes sortant de l’ordinaire. Quant à lui, c’était un membre du Choeur Céleste, peu conforme à l’idée que l’on pouvait s’en faire. A travers le regard pensivement douloureux qu’elle avait entraperçu juste après son sortilège, Helga pensait effectivement que cet homme lui aussi avait besoin de se sentir lavé d’une souillure.  

Monsieur Melvany revint en plusieurs occasions, toujours muni d’un beau bouquet acheté dans la grande ville “pour ces dames”. Le cocher du Comte garait sa berline à côté de sa maison, ce qui ne manquait pas de faire jaser dans le village et on ne comprenait pas qu’un homme bien né puisse s’intéresser à une vieille et à une bossue. Avec tout le flegme qui le caractérisait, le brave Wilhelm qui connaissait la personnalité fantasque de son maître avait plaisir à prendre le café chez la Magrit et à causer de l’ancien temps. Magrit était plutôt satisfaite, bien que prudente sur la suite de cette relation. Helga était flattée de l’attention que Jakob lui manifestait, mais aussi embarassée. La personnalité complexe mais pleine de fulgurances de cet homme la fascinait.

Mais si vous croyez que vous êtes en train de lire un roman Harlequin, détrompez-vous. Ca va chier à la page suivante.