Helga Melvany
Un soir d’été, alors qu’Helga et Magrit s’activaient à la préparation d’une nouvelle potion, un voisin vint bruyamment frapper à la porte. La jeune femme ajusta aussi vite que possible son strabisme et sa bosse. Il s’agissait d’un des membres du conseil du village. Il annonça qu’un groupe de paysans faisant les moissons avaient découvert dans une pâture voisine la carcasse d’une vache dépecée et à moitié dévorée. L’homme pensait à un ou plusieurs loups. Il ajouta que certains paysans avaient rentré ou comptaient rentrer dès que possible leurs bêtes du pâturage à la grange, et allaient se partager la surveillance des clôtures. Les foins venaient à peine d’être rentrés pour l’hiver.
Au cours de la semaine suivante, on trouva encore deux autres animaux égorgés. Les paysans, paniqués avaient fait appel aux autorités supérieures pour les protéger eux ainsi que leurs troupeaux de ce que les journaux appelaient la bête du comté de Sopron. Les battues commencèrent. Elles ne donnèrent rien les premiers jours. Puis, un petit matin de septembre, on trouva le cadavre d’un des villageois qui avaient mené les battues, Erich, âgé d’une cinquantaine d’années, horriblement mutilé. La tête de l’homme, arrachée de son torse avait été plantée sur une branche. Sa veuve ne pleurait pas tant sa mort violente et atroce que la disparation de leur jeune fils Corea qui surveillait avec lui les enclos. Les journaux se déchaînèrent, on parla alors du Diable du comté de Sopron. Ceux qui purent envoyer femmes et enfants dans les familles plus ou moins proches le firent. Ils se tournèrent ensuite vers le curé, qui ne put leur fournir qu’un réconfort dérisoire.
Peu de gens s’étaient préoccupés des deux femmes dans leur maisonnette isolée, à part Jakob Melvany, qui malgré ses élans et ses emportements n’avait pu convaincre Magrit de s’en aller. Celle-ci n’en avait pu s’ouvrir aux hommes, mais seulement à sa protégée et au choriste, le visage crispé par l’inquiétude : “Un Seigneur de l’Ombre vient d’entrer sur nos terres pour nous les prendre !” Helga avait ouvert de grands yeux : un Seigneur de l’Ombre ? Quelle était cette invention ?
Non, les Seigneurs de l’Ombre existaient réellement. Ils habitaient les contrées de l’Est depuis que le Monde est Monde, sombres et fiers, tyranniques et perpétuellement assoiffés de pouvoir et de sang. Ils avaient établi leur domination sur ces contrées et ne souffraient d’aucune contestation ni d’aucune rébellion. La rumeur prétendait qu’une fois établis dans leur demeure, ceux-ci ne pouvent plus la quitter, sous peine d’être foudroyés par la Justice Divine. Peut-être était-ce pour cela qu’ils s’emploiaient à exercer leur domination sur leurs serfs avec autant de cruauté.
Seule une jeune créature, poussée par son ambition, aurait pu courir le risque de s’approcher autant des frontières séparant la Hongrie de l’Autriche, ce qui la rendait d’autant plus dangereuse car de telles méthodes prouvaient bien assez sa détermination à établir son fief… ces dernières paroles s’envolèrent dans les fines volutes de la cigarette que venait d’allumer Jakob en terminant son discours.
Le long silence fut interrompu par la toux rauque du Choriste, que relaya le glas qui sonnait au clocher. Se mêlant au sinistre et lent tintement, les cris déchirants de la mère déjà veuve figèrent les attitudes dans une résignation attristée. Plus tard dans la soirée, une nouvelle personne était portée au nombre des disparus, la fiancée de Corea, la jeune Aletta. Autour du puits, à la lumière des torches, des paysans au regard vide et inquiet se réunirent une fois de plus, hésitant à se lancer dans une battue. Margrit prit son châle et alla droit au groupe. Avec l’aplomb que donne l’âge et la réputation de sagesse, elle découragea les quelques téméraires qui auraient pris la décision de partir de nuit à sa recherche, priant chacun de rentrer chez lui et de ne pas s’exposer à de nouvelles disparitions. La jeune fille, victime de sa légereté était sans doute déjà morte. Qu’ils récupèrent au grand jour sa dépouille et honorent ensuite la mémoire des trois disparus.
A son retour, Margrit constata que Jakob, pâle comme un linge, avait été allongé à la hâte sur son lit, et que Helga s’affairait à la concoction d’une tisane. La jeune fille rapporta que le Choriste, à nouveau victime d’une quinte de toux s’était mis à prononcer des paroles incompréhensibles, tout en se plaignant de la couleur rouge violacé de la lune. Margrit s’approcha du malade et constata les progrès de la tuberculose sur son corps déjà faible. Jakob souleva sa main avec effort pour signifier le silence à la vieille femme, qui tourna son regard du côté de Helga. “La fille, je l’ai vue” s’empressa d’ajouter l’homme, “elle est toujours vivante. Elle s’est réfugiée dans une église.” Helga s’exclama alors qu’ils partiraient tous deux le lendemain la rechercher dans cette église ababdonnée devant laquelle elle était souvent passée.
Pour Margrit, l’atmosphère tendue de la soirée s’estompa dans un sommeil pesant : la situation au village était confuse et dangereuse, sa disciple était clairement attirée par un homme non seulement d’une tradition adverse mais de plus atteint d’une maladie grave qu’il cherchait à dissimuler.
Ne me dites pas que vous regrettez le ton romantique de la page précédente, tout de même ?